Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/439

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Sébastopol. Il n’était douteux pour personne que si l’ordre leur était donné d’agir, elles deviendraient aussitôt les maîtresses de la Mer-Noire, soit que l’ennemi osât la leur disputer, soit que leur présence suffit pour lui en interdire la navigation. C’était un résultat certain, et dont l’importance ne saurait être estimée trop haut. En cas de guerre entre la Russie et la Turquie, la prépondérance dans la Mer-Noire est comme une épée dont les coups prennent, au gré de celui qui la tient, une portée immense, d’autant plus redoutable que les pays qui forment le bassin de cette mer sont tous médiocrement peuplés, dépourvus de ressources et de moyens de communication. Il en résulte que pour l’attaque comme pour la défense c’est une arme des plus puissantes. S’ils n’eussent été libres de leurs mouvemens dans la Mer-Noire, les Russes auraient eu à surmonter, dans les campagnes de 1828 et 1829, de bien autres difficultés que celles qu’ils ont rencontrées; ils n’auraient peut-être pas pu faire vivre leur armée du Danube, et à coup sûr ils n’eussent pu faire le siège de Varna. De même, en 1854, la présence de la flotte anglo-française dominant la Mer-Noire a suffi pour faire abandonner par les Russes leurs garnisons de la côte de Circassie, car on ne peut pas dire qu’elles aient été attaquées. Dieu sait cependant les sommes d’argent, le nombre des hommes, la persévérance des travaux qu’elles avaient coûtés pendant de si longues années ! Néanmoins il a fallu les abandonner, car elles n’étaient plus tenables. C’est là ce qui explique l’importance de Sébastopol et ce qui en fait en quelque sorte le nœud de la guerre. Cependant jusque-là les flottes alliées n’avaient rien fait de plus que se montrer dans la Mer-Noire.

Quant à l’armée turque, si elle n’avait pas eu de succès en Asie, elle venait de faire sur les bords du Danube une campagne d’hiver honorable pour elle. Cette armée, à l’existence de laquelle on n’avait pas voulu croire d’abord en Europe, venait de prouver qu’elle vivait bien réellement. Cette armée qui datait de 1842, qui avait été formée sur le plan le plus économique, économique à ce point même que le temps passé sous les drapeaux suffisait à peine à l’instruction des soldats, cette armée qui était médiocrement pourvue d’armes de guerre, moins bien vêtue, presque pas chaussée, très mal payée et nourrie à l’avenant, cette armée que son gouvernement n’était encore parvenu à entretenir dans l’état où elle était que par une espèce de miracle dont il lui serait sans doute aussi difficile qu’à personne de rendre compte, venait cependant de déployer de rares qualités militaires[1]. Qui nous dira jamais ce qu’elle a enduré de souffrances

  1. L’armée turque a été formée par quelques officiers européens, prussiens pour l’artillerie, français pour le reste. L’infanterie tout entière a été instruite par un seul officier, M. d’Anglars, aujourd’hui chef de bataillon et commandant de place à Kamiesh. Les écoles où se formaient les officiers ont été dirigées pendant de longues années par M. Mougino, capitaine du génie, de si regrettable mémoire, et par M. Magnan, lieutenant-colonel d’état-major, employé aujourd’hui avec le contingent turc devant Sébastopol. M. Magnan a eu la jambe brisée par la chute de sa tente dans le coup de vent du 14 novembre 1854, mais il est heureusement rétabli, et il a pu reprendre son service. Ce sont des officiers prussiens, trois ou quatre, qui ont formé l’artillerie; je regrette de ne connaître le nom que d’un seul d’entre eux, M. Grach, lieutenant en Prusse et colonel dans l’armée turque, qui a concouru d’une manière brillante à la défense de Silistrie. Ce n’est que justice de rappeler les noms de ces dignes officiers, qui ont eu à remplir une tache dont on ne soupçonne pas les difficultés et les déboires, et qui s’en sont acquittés avec honneur.