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même avoir entrevu les dangers que je signale. On dirait qu’il a fermé les yeux pour ne pas apercevoir les difficultés de sa tâche. Il s’est mis à l’œuvre sans défiance de lui-même, sans hésitation, comme s’il s’agissait de recueillir ses souvenirs pour les transmettre à un ami. Il n’y a pas une page de ce livre qui porte l’empreinte de la réflexion. L’auteur ne semble pas même comprendre que l’improvisation n’est pas de mise dans un pareil sujet. À quoi bon condenser sa pensée ? N’est-il pas sûr d’intéresser en disant ce qu’il sait, plus souvent encore ce qu’il croit savoir ? Il commet parfois d’étranges bévues sur les hommes et sur les choses, il lui arrive de confondre les noms ; mais de pareilles étourderies, qui blessent à bon droit les vrais amis de la littérature, ne sont que des peccadilles sans importance pour les lecteurs d’un certain parti. Pourvu qu’il défende en toute occasion, à tout propos, la monarchie traditionnelle et la foi catholique, cette classe de lecteurs indulgens lui pardonne sans hésiter les plus étranges méprises. Qu’il attribue la découverte d’une planète à M. Du Verrier, peu leur importe : il attribuerait à M. Leverrier la comédie de Michel Perrin, qu’ils ne songeraient pas même à s’étonner de son ignorance. Qu’il prenne M. Jules Coignet, le paysagiste, pour M. Léon Cogniet, peintre d’histoire, et le place d’emblée à côté de M. Paul Delaroche, c’est une erreur dont il n’a pas à rougir, car, tout en se trompant, il demeure fidèle à ses convictions politiques et religieuses. Qu’il parle de peinture ou d’astronomie, il trouve moyen d’invoquer le trône de saint Louis ou la chaire de saint Pierre, et cela suffit pour amnistier toutes ses bévues.

Que devient cependant l’histoire littéraire de la France sous le gouvernement de juillet ? Bien habile serait vraiment celui qui réussirait à saisir l’enchaînement des idées de l’auteur à travers ces perpétuelles déclamations. Quel-plan s’est-il proposé ? quel programme s’est-il tracé ? Je ne me charge pas de le deviner. Malgré la division de l’ouvrage en quatorze livres, malgré les titres spéciaux attachés à chacun de ces livres, malgré les prolégomènes sur l’état du monde intellectuel en juillet 1830, malgré la conclusion qui prétend résumer les doctrines exposées dans cette histoire, je dois dire que ce livre n’apprendra rien à ceux qui ne connaissent pas le mouvement littéraire de la France de 1830 à 1848, et ne sera pas lu sans étonnement et sans dépit par ceux qui le connaissent. Il ne faut donc pas laisser passer un pareil livre sans redresser les idées fausses qu’il pourrait accréditer en France et en Europe. La génération nouvelle qui grandit sous nos yeux, en acceptant comme vraies les affirmations de M. Nettement, entasserait dans sa mémoire des trésors d’ignorance dont elle aurait grand’peine à se débarrasser, et l’Europe prendrait volontiers pour une agitation stérile le travail