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son père. Après vêpres, on alla au jeu de quilles et de là voir danser dans la grange. Pourquoi ne suis-je pas revenu à Chapois tout de suite après vêpres ? Je serais peut-être encore aujourd’hui un honnête garçon. C’était l’aveugle d’Andelot qui faisait danser. Comme je regardais, Isidore m’aperçut. — Tiens, me fit-il, voilà Mélan ; bonjour, Mélan ! Ah ! ça, est-ce qu’on a laissé ses jambes à Chapois, qu’on ne danse pas ? — Je répondis que je ne savais pas, que je n’avais jamais dansé. On danse tout de même, me fit-il ; les cabris sautent bien, et personne ne leur a appris. — Il prit la main de sa fille, la mit dans la mienne et nous poussa à un endroit où il manquait du monde. Floriane devint toute rouge ; je n’étais guère plus à mon aise : il me semblait à tous momens que mon père était là à me regarder, et vous aussi, monsieur le curé ! Plusieurs fois j’embrouillai toute la danse, et je vis bien qu’on se moquait de nous. Peu à peu cependant je fis moins mal, je commençais même à y aller de bon cœur, quand quelqu’un se mit à dire qu’il était déjà tard et que c’était assez pour ce soir-là. Isidore mit sa fille à mon bras : — Allez toujours devant, nous fit-il ; j’ai encore quelque chose à faire dans le village ; je vous rattraperai. — Je vous attendrai, père, répondit Floriane ; je ne vais pas en journée demain, ainsi j’ai tout le temps. — Non, non, fit-il, allez toujours ; la lune est bonne, je vous aurai bientôt rattrapés. — Ce n’était pas bien, ça, n’est-ce pas, monsieur le curé ? mais, bien sûr, Floriane n’y était pas consentante.

« Il faisait tout à fait doux, les cailles chantaient comme en plein midi. Nous marchions tout doucement ; Floriane ne faisait que regarder derrière elle si son père ne venait pas. La danse m’avait échauffé ; peut-être aussi le vin de la fête y était-il pour quelque chose, n’ayant pas l’habitude d’en boire. Je pris (pardonnez-moi, monsieur le curé, d’oser vous raconter cela), je pris la main de Floriane et je me mis à la serrer. — Que faites-vous, Mélan ? me dit-elle ; mon père peut nous voir. — Je ne répondis rien, mais je lâchai sa main. On marcha un bon bout de chemin sans rien se dire. Ce fut elle qui recommença : — Qu’avez-vous ? me fit-elle ; vous avez l’air tout ennuyé. — Et qui en est cause, lui fis-je, si ce n’est vous ? — C’est donc bien contre mon vouloir, me répondit-elle, car bien sûr, je serais fâchée de vous causer du chagrin. — S’il en est comme vous dites, donnez-moi donc votre amitié. — Elle regarda encore derrière elle. — Mon père ne vient pas, se mit-elle à dire ; j’ai peur qu’il ne lui soit arrivé quelque chose ; si noue retournions à sa rencontre ? — Il ne s’agit pas de votre père, mais de votre amitié. Il me la faut, je la veux ! entendez-vous ? — Il me sembla qu’elle devenait toute pâle ; sa voix se mit à trembler. — Écoutez-moi, Mélan : ce que vous demandez ne se peut pas. Nos bêtes, vous le savez bien, ne vont pas au champ avec les vôtres. Votre père a ses idées et le mien aussi, et jamais ils ne tomberont