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— Vous êtes descendu avec Mlle Bergel ? demanda Hermann, frappé d’un trait de lumière.

— Par une route dérobée, dont le sournois ne nous avait point parlé, ajouta M. Borris en riant ; ils ne nous ont rejoints qu’à la Kanzel.

— Ah ! je comprends, s’écria le jeune Allemand ; alors ce sont eux que je suivais et que j’ai entendus. Dans la brume, j’ai pris M. Franck pour M. de Vaureuil…

— Et voilà l’explication de tout ce qui a suivi, ajouta ce dernier en riant malgré lui. Pardieu ! vous me permettrez de croire, monsieur, que ceci est une leçon contre les jugemens téméraires. Je gage que M. Borris, qui connaît sa Bible aussi bien que sa table de multiplication, vous trouverait, à ce propos, un texte édifiant.

— Peut-être, dit le Genevois, qui détournait toujours la plaisanterie de cette direction ; mais, pour le moment, je crois plus nécessaire d’avertir que la cloche du dîner va être mise en branle et qu’on demande là-haut M. Franck.

Ce dernier, ainsi rappelé à son devoir, s’excusa en saluant et remonta à la hâte vers le chalet ; Hermann et M. de Vaureuil le suivirent des yeux avec une curiosité qui témoignait évidemment d’une commune surprise. M. Borris s’en aperçut. — Ah ! ah ! notre aubergiste vous déroute un peu, n’est-il pas vrai ? dit-il en baissant la voix ; vous n’aviez rien vu de pareil en France et en Allemagne. La différence de considération qui, chez vous, s’attache aux différentes professions en abaisse un certain nombre et les interdit par suite à certaines gens ; mais ici, c’est un peu comme aux États-Unis. Peut-être avez-vous lu dans le livre de miss Martineau comment elle vit, à Cincinnati, un des colonels de la milice qui venait de siéger à un banquet public, près du premier magistrat de l’Union, quitter au sortir de table son uniforme pour reprendre ses occupations domestiques ; c’était le valet de chambre du président. Dans nos petites républiques campagnardes, on retrouve quelque chose de ces habitudes : nul n’y rougit d’un gain légitime, et on s’honore de tout honnête travail. Vous trouverez parmi nos hôteliers quelques-uns des hommes les plus actifs, les plus cultivés, les plus utiles de la fédération ; plusieurs, comme celui de Brunnen[1], portent des noms historiques et ont une véritable influence politique.

— Fort bien, me voilà prévenu, dit M. de Vaureuil en souriant, j’y porterai désormais toute mon attention, et, à partir de demain, je me mets à étudier la Suisse au point de vue de ses aubergistes.

— Vous quittez donc décidément le Selisberg ? demanda M. Borris.

  1. M. Aufdermaur.