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Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/71

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dix fois par jour, tout en nous promettant de ne rien négliger pour convaincre les habitans du pays que notre rencontre avec les troupes n’était que fortuite et passagère. Chaque fois que nous étions rejoints par celles-ci, nous recevions des soldats toute une salve de malédictions turques qui mettaient ma patience à une rude épreuve. Un corps d’armée adressant des injures à une vingtaine de voyageurs ! c’était pousser un peu loin, il faut en convenir, l’abus de la force, et je ne me résignai que malaisément à ne pas rendre à ces insulteurs armés anathème pour anathème.

Mon cheval fit preuve, le premier jour de cette marche d’Antioche à Latakié, d’un degré d’intelligence et de sensibilité qui me surprit. L’étape était longue, le temps pluvieux, et la route, creusée par l’eau du ciel, serpentait à travers les vallées ou sur le flanc des montagnes. La journée tirait à sa fin et la fatigue avait rompu nos lignes : les chevaux les plus faibles suivaient à quelque distance les plus forts et les plus courageux, et lorsque les sinuosités de la route cachaient quelques cavaliers aux regards de leurs compagnons, les plus avancés s’arrêtaient, appelant à grands cris les attardés et ne se remettant en marche qu’après avoir entendu la voix ou aperçu la forme de chaque voyageur. Kur, qui ne connaît ni fatigue ni paresse, était, selon sa coutume, en tête de la colonne. Kur, c’est le nom de mon cheval blanc, parce que kur signifie blanc en turc, et que mon cheval n’a pas un poil qui ne soit du blanc le plus pur[1]. Nous étions parvenus au pied d’une montagne escarpée dont la route, tracée avec une simplicité toute primitive, s’élançait verticalement de la base au sommet. Kur fit précisément comme la route. J’eus beau l’engager de la voix et de la bride à modérer son ardeur, il ne m’écouta pas : la tête haute, les oreilles dressées, les naseaux ouverts, il semblait aspirer avidement les émanations enivrantes que lui apportait l’air de la montagne; il répondait à mes remontrances par un hennissement sourd, saccadé, frémissant, et hâtait le pas de plus en plus. Presque au sommet la route faisait un petit détour que l’impatient Kur n’eut garde de suivre. Piquant droit devant lui, il atteignit la crête qui surplombait le versant opposé, ou plutôt qui dominait une sorte d’abîme encadré par d’immenses rochers à pic. Par un mouvement naturel et involontaire, je tirai la bride; mais avant que j’eusse le loisir de me dire que je faisais peut-être en ce moment ma dernière course à cheval, nous étions au pied des rochers, descendant la montagne aussi

  1. Je remarque en passant que ni les Turcs ni les Arabes ne se mettent en grands frais d’imagination pour nommer leurs chevaux ou leurs chiens. Presque toujours le nom de l’animal est tiré de la couleur du pelage. Je possède pourtant un bel étalon arabe dont le nom signifie cheval vert, quoiqu’il soit gris pommelé. Ce nom est d’ailleurs un nom de race, un nom de famille, et non pas un nom propre.