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amoureuses qu’elles prodiguèrent à leur seigneur et maître en ma présence étaient des plus singulières. Lui-même en parut déconcerté; mais les deux dames au front d’airain n’étaient pas de celles qui se troublent si aisément. J’assistai, dans un autre harem du même village, à une scène d’intérieur beaucoup plus selon mon goût. Deux jeunes femmes mariées depuis quelques années à un effendi d’un âge mûr n’avaient jamais eu d’enfans; mais la troisième épouse de l’effendi était morte en mettant au monde un petit invalide qui passait sa triste vie à geindre et à pleurer. Rien n’était plus gracieux ni plus touchant que les tendres soins dont les deux jeunes mères adoptives entouraient le chétif orphelin né de leur rivale. Je passai plusieurs instans auprès d’elles, car ce petit tableau de famille musulmane était curieux à étudier. L’enfant n’avait ni grâce ni beauté; sa tête, trop lourde pour son corps, tantôt tombait sur sa poitrine, et tantôt se rejetait en arrière, comme si elle allait glisser le long de son dos; ses petites jambes grêles et arquées ne semblaient pas destinées à lui servir jamais de support, et cependant il y avait dans la sollicitude de ces deux jeunes femmes pour le pauvre orphelin un mélange naïf et gracieux de pitié, d’admiration et de respect. Une certaine gaucherie dans leur manière de soigner le chétif malade disait assez qu’elles n’avaient jamais rendu les mêmes soins à un enfant sorti de leurs entrailles. Ainsi absorbées par une tâche nouvelle et délicate, ces femmes étaient certainement heureuses, plus heureuses que bien des grandes dames de Constantinople.

Nous partîmes le lendemain, bravant les menaces du temps, et les troupes turques firent de même. La route s’éloignait de plus en plus du rivage de la mer, et errait à travers les vallons, les gorges et les montagnes. Le pays était admirable de verdure et de fraîcheur. Que de retraites délicieuses j’aperçus sous les berceaux touffus formés par les plantes grimpantes ! Qu’elles étaient pures les eaux qui jaillissaient sous ces ombrages et s’écoulaient avec un doux murmure au milieu des prairies et des fleurs! Qu’elles étaient harmonieuses les lignes des montagnes se dessinant au loin sur un azur sans tache! Je suppose que pendant l’été brûlant de Syrie ces lieux perdent beaucoup de leur charme, je suppose que cet aspect ravissant de fraîcheur, de force et de richesse, que cette calme sérénité de la nature s’efface vite et dure à peine quelques jours; mais c’était pendant ces jours privilégiés que nous traversions le pays, et je n’oublierai jamais les impressions qu’il produisit en moi.

La scène n’avait pas changé le lendemain. Nous nous rapprochions de Latakié et de la mer, que nous apercevions parfois dans le lointain du haut des montagnes. Le temps était capricieux; à des averses terribles, quoique de peu de durée, succédaient des intervalles de