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qu’un but d’utilité et n’existant qu’en vue de satisfaire aux besoins de l’homme, il a raison : cette manière de comprendre la civilisation appartient au XVIIIe siècle.

Les jugemens de M. Lanfrey, lorsqu’ils ne routent plus sur un ensemble considérable de faits, lorsqu’ils portent soit sur des idées pures, soit sur des individus, sont extrêmement controversables, et, sans frapper à faux, frappent souvent à côté de la vérité. Ainsi il professe pour Pascal une admiration qui, pour le dire en passant, est assez surprenante chez un enthousiaste du XVIIIe siècle, et il raille M. Sainte-Beuve, qui a osé dire qu’une seule chose manquait à Pascal, la grâce. Les railleries de M. Lanfrey ne sont pas heureuses : la grâce en effet, ou, si M. Lanfrey le préfère, ce que l’universalité des hommes entend par ce mot manque absolument à Pascal. Dans la même page, l’auteur prend à partie M. Cousin, parce que ce dernier a cru devoir attribuer quelque mérite à la prose de Descartes. Ici encore, nous sommes oblige de donner raison à M. Cousin. La période de Descartes n’est ni lourde ni diffuse, comme l’en accuse M. Lanfrey ; le style de Descartes est sec, sans éclat, sans bonheur d’expression, mais il est singulièrement net et clair. Nous croyons qu’il est impossible de trouver un modèle plus achevé de prose métaphysique que le Discours sur la Méthode. Dans les dernières pages de son livre, après avoir adressé à la philosophie allemande le reproche banal d’obscurité que lui adressent tous les badauds, pour lesquels certainement elle ne fut jamais faite, il conseille aux philosophes allemands de se souvenir de Luther, « un vrai génie qui embrasa le monde ! Eloquent, inspiré, héritier du génie mâle, clairet précis de la race latine, il ne connaissait ni l’objectif ni le subjectif. » Ce jugement est d’une remarquable nouveauté. Qu’a donc de commun le génie de Luther avec le génie latin ? Jusqu’à présent Luther a été considéré comme la plus pure et la plus naïve incarnation du génie germanique. S’il est un homme chez lequel l’instinct de race ait été fort, c’est bien Luther, et cet instinct est chez lui si puissant qu’il lui a tenu lieu de génie. Par la tête, par le cœur, par les idées, par les vertus et par les vices, Luther est un pur Allemand.

Nous bornerons là nos chicanes, car nous voulons être juste envers M. Lanfrey, d’autant plus juste que, pour exprimer franchement notre pensée, l’esprit de son livre ne nous plaît point. D’un bout à l’autre, il y règne un athéisme modéré qui glace l’esprit : nous entendons par athéisme toute doctrine qui considère la société comme ayant sa fin en elle-même et n’existant pas en vue d’une fin divine, et, si nous savons lire, nous croyons avoir compris que telle est l’opinion de M. Lanfrey. On rencontre des pages brillantes, presque jamais une pensée d’une réelle élévation. Quand il est éloquent,