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confesseurs. Ce qu’avait semé la parole de ses apôtres, le sang de ses martyrs le fertilise. L’empire la proscrivait, elle envahit l’empire ; elle intimide, étonne, subjugue les Barbares eux-mêmes, et tandis que Rome succombe sous les coups d’Alaric, tandis qu’à la suite de ce prodigieux désastre un long gémissement retentit dans tout l’univers, les enfans du Christ regardent d’un œil calme cette cité céleste où sont appelés également les Juifs et les Gentils, les Grecs et les Latins, les Romains et les Barbares ; car que sont devant Dieu les différences de race, de langue, de nation ? Le genre humain est un, et « la Providence divine, qui conduit admirablement toutes choses, gouverne la suite des générations humaines, depuis Adam jusqu’à la fin des siècles, comme un seul homme qui, de l’enfance à la vieillesse, fournit sa carrière dans le temps en passant par tous les âges[1]. »

Voilà l’origine, le progrès et le terme des deux cités dont saint Augustin a entrepris de raconter les destinées. Cette philosophie de l’histoire, fondée sur toute une philosophie du dogme chrétien, remplit de ses développemens douze livres de la Cité de Dieu. Au-devant de ce majestueux édifice, saint Augustin a placé une sorte de péristyle qui, par l’étendue de ses proportions et la largeur de ses lignes, est à lui seul un monument du plus grand caractère : ce sont les dix premiers livres, destinés à confondre les païens et à convertir les philosophes.

Saint Augustin écrit sous l’impression du grand désastre qui occupait alors toutes les imaginations, la prise de Rome par Alaric, et il s’adresse à cette foule, très nombreuse encore, qui regrettait les anciens dieux, et voyait, dans l’abolition de leur culte, la cause des malheurs de l’empire.

Il s’attache à montrer, par l’histoire de Rome, l’impuissance et le néant de ces divinités fantastiques, et, à travers mille aperçus où son génie inégal tantôt fait pressentir la hauteur et la majesté du livre de Bossuet ou la sagacité profonde de celui de Montesquieu, et tantôt se laisse emprisonner dans l’étroit horizon de l’homme d’église, parmi d’innombrables argumens de détail qui paraissent quelquefois plus ingénieux que solides, frappant fort plutôt que juste, plus étincelans de malice, et je dirais presque d’ironie voltairienne, que véritablement lumineux et décisifs, saint Augustin s’adresse enfin à ses véritables adversaires, les grands théologiens du paganisme, un Scévola, un Vairon, un Antistius Labéon, et réfute solidement le paganisme en le ramenant à son vrai principe, qui est le panthéisme matérialiste, en d’autres termes, l’adoration de la nature, l’idolâtrie de la chair.

Il se tourne alors vers les disciples de Plotin et de Porphyre, et, distinguant profondément deux sortes de philosophies, la philosophie des sens, qu’il répudie, et la philosophie de l’esprit, qu’il honore et qu’il accepte, il presse avec une vigueur extraordinaire ses anciens amis les platoniciens. Il leur démontre que la vraie religion, celle qui s’accorde avec leurs principes, ce n’est pas la religion païenne, fille de la chair et des sens, mais celle qui adore

  1. Cette comparaison fameuse, si naturelle et pourtant si originale, qui contient en germe l’idée moderne du progrès et qui a peut-être inspiré les pages tant citées de Bacon et de Pascal, cette comparaison est dans le livre X de la Cité de Dieu, ch. 14. La phrase que nous citons textuellement est cachée dans un petit écrit de saint Augustin intitulé : De quœstionibus octoginta tribus, qu. 58.