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que nous avons conservé, le livre De l’abstinence, le traité Du retour de l’âme vers Dieu, et le fameux écrit Contre les Chrétiens, que la prudence ou la rancune de l’église ont anéanti.

Notre conclusion est que saint Augustin, sachant très peu le grec, n’a eu qu’une connaissance partielle et presque toujours indirecte, soit des monumens de l’antique platonisme, soit de ceux du platonisme nouveau. Le Timée de Platon et les écrits de Porphyre, voilà ce qu’il a le mieux connu.

Cette imperfection de ses connaissances est elle regrettable ? Il paraît naturel de le penser, et toutefois de sérieux motifs nous ont conduit à penser le contraire. Or, comme cette opinion a un air de paradoxe, c’est un devoir plus étroit pour nous de la motiver.

Oui, certes, Platon, grand artiste non moins que grand philosophe, a su imprimer à sa doctrine, si vaste et si riche qu’elle soit, un profond caractère d’harmonie et d’unité ; mais cette unité ne se révèle pas à tous les yeux, et d’ailleurs il y a dans les dialogues deux choses fort distinctes : d’une part, la méthode dialectique, qui n’est qu’un admirable instrument dont on peut se servir bien ou mal ; puis un vaste système sur Dieu, l’homme et l’univers. Par son système, Platon est pour ainsi dire tout chrétien, et c’est ce que saint Augustin a très bien vu ; mais il y a dans le développement de la méthode dialectique des pentes dangereuses sur lesquelles on ne se défend de glisser que lorsqu’on possède, avec l’inspiration philosophique, une rectitude, une mesure, une sobriété, un sentiment délicat et profond des choses morales, qui sont les dons les plus excellens et les plus rares du génie. Voilà pourquoi l’école d’Alexandrie, qui se déclare fille de Platon, qui n’aspire, dit-elle, qu’à comprendre et à développer sa pensée, le plus souvent l’altère et la corrompt. Elle emprunte au maître la méthode dialectique ; mais, l’appliquant sans mesure, elle en tire un système tout opposé à celui de Platon, un système panthéiste et mystique.

Cette déviation s’explique d’une manière assez naturelle : la dialectique platonicienne consiste en effet essentiellement à poursuivre, en toute chose, ce qu’elle contient de persistant et de simple, l’élément essentiel, l’idée, comme dit Platon. Il est des intelligences, il est des âmes à qui rien de fini et d’imparfait ne peut suffire. Tous ces êtres que l’univers offre à nos sens, qui captivent tour à tour nos mobiles désirs, qui enchantent notre imagination de leur variété et de leur éclat, trahissent par un trait commun leur irrémédiable fragilité : ils ont des limites, ils passent et s’écoulent. Comment pourraient-ils satisfaire une âme qui se sent faite pour sentir, pour goûter, pour posséder la plénitude du bien ? Celui donc qui, pressé d’une secrète inquiétude, se détourne de la scène changeante de l’univers, et rentre en soi-même pour trouver dans son âme une existence plus solide et plus durable, qui désormais considérant toute chose de l’œil de la raison, s’attache à des objets de plus en plus simples, de plus en plus stables, et monte sans relâche et sans faiblesse les degrés de cette échelle de perfection, incapable de s’arrêter et de trouver le repos, si ce n’est au sein d’une perfection absolue, d’une beauté sans souillure et sans tache d’une existence qu’aucune limite ne borne, qu’aucune durée ne mesure, qu’aucun espace ne circonscrit, celui-là, suivant Platon, est le vrai dialecticien.