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Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/901

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La haine réciproque que les deux peuples se portent n’a donc rien d’extraordinaire, et l’oppression de l’Irlande par l’Angleterre apparaît comme un fait naturel. Les plus récens appréciateurs du caractère et du génie celtiques nous semblent avoir oublié de mentionner deux circonstances qui expliquent admirablement les malheurs de cette race infortunée[1]. Une des choses qui nous aident le mieux à comprendre la fortune ou le malheur des peuples, c’est l’idée qu’ils se font du temps. Passé, présent, avenir, à laquelle de ces trois divisions de la durée leur esprit aime-t-il à se reporter ? Regrettent-ils plus qu’ils ne désirent ? désirent-ils plus qu’ils ne regrettent ? ou bien, troisième hypothèse, ne regrettent-ils ni ne désirent-ils rien ? Vivent-ils plus volontiers dans le passé ou dans l’avenir que dans le présent ? Les Celtes ont toujours vécu de souvenirs ou d’espérances. Pour se consoler du présent, ils aiment à se bercer du douloureux souvenir des joies évanouies, et puis à chercher dans l’avenir la résurrection d’un passé chéri. De là le charme, la tendresse, la grâce que nous remarquons dans le caractère et surtout dans les poésie de cette race, qui semblent à la fois les accens d’un jeune homme et d’un vieillard. L’enchanteur Merlin, prisonnier de la fée Viviane, est bien le symbole poétique de cette race retenue captive par la douce étreinte du souvenir, et attendant toujours pour être délivrée la caressante main de l’espérance. Ce fait explique aussi beaucoup, je le crois, les singularités que présente son histoire et sa fantasque politique. Les Celtes n’ont jamais voulu des institutions existantes, même alors qu’elles étaient excellentes et qu’aucun peuple ne songeait à élever contre elles la moindre objection. Ils ont résisté au pape alors que l’autorité du pape était réellement un bienfait, et il a fallu employer l’épée des peuples devenus plus tard hérétiques et sceptiques pour les réduire à l’obéissance. Aussitôt que cette autorité est tombée, ils l’ont appelée à grands cris. Même chose pour la monarchie. Toujours en révolte contre elle aussi longtemps qu’elle a duré, ils se sont épris pour elle d’un inconcevable amour dès qu’elle a été renversée. Cette tendance singulière se retrouve partout où il reste un vestige de la race celtique ; le même esprit les anime tous, Irlandais, highlanders, Gallois, Bretons français. Les Celtes se trouvent placés dans cette position anormale, qu’ils sont à la fois les plus anarchistes et les plus conservateurs des hommes : ils sont toujours en retard sur le présent. Malheureux esprit, qui les rend sans doute fort intéressans, mais qui en même temps les rend incapables de vie politique !

  1. Voyez, dans la Revue du 1er février 1854, le très remarquable travail de M. Renan sur les Celtes et la Poésie celtique.