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tour subjugue l’esprit, l’étourdit par les vapeurs de l’ivresse, et profite de sa captivité momentanée pour donner libre vol aux démons du monde élémentaire ? Là est, selon moi, tout le secret de la musique des Allemands, de leur philosophie de la nature, et aussi de leur romantisme. Qu’on mette des paroles en musique, cela se voit tous les jours ; Arnim, lui, semble avoir eu pour tâche de mettre la musique en paroles, et de donner l’être à cette symphonie confuse de la vie somnambulique, à ces hymnes insaisissables qui traversent le cerveau du visionnaire. Achim d’Arnim en un mot, c’est presque Beethoven, avec cette différence que ses symphonies sont des romans, — ses opéras et ses cantates des contes et des nouvelles. À ses yeux, le réel n’est qu’une apparence, et lorsque tant d’autres, pour croire, ont besoin de toucher, ce qu’il voit et touche n’existe à ses yeux qu’à l’état de symbole du surnaturel.

Veut-on avoir une idée de son œuvre ? Qu’on se figure un monde comprenant le côté nocturne et chaotique de la vie humaine. Là s’agitent les forces démoniaques, là se cherchent et se combattent les génies protecteurs et les kobolds, là s’enchevêtrent les événemens, se heurtent les péripéties, se précipitent les catastrophes au gré d’une destinée capricieuse dont les ricanemens frappent l’écho. Spectres voilés et femmes nues, elfes et larves, Ariels et Calibans, comment tous les nommer, les personnages de cette comédie étrange et merveilleuse qui choisit pour théâtre les profondeurs de l’âme, nous en révèle les passions enfouies, et dont la sublimité égale parfois la folle invraisemblance ! Nous sommes loin, comme on voit, de cette réalité habilement mise en lumière, qui fait le charme et l’idéal de la poésie classique. Du sein de ces ténèbres mystiques je ne sais quel vague pressentiment d’un monde ultérieur se dégage, qui tantôt nous frappe d’épouvante, tantôt doucement éveille en nous l’émotion religieuse, et, pour le détail, la verve humoristique remplace les facultés plastiques dont dispose le peintre de la vie réelle. Aussi que d’imagination dans ces accouplemens bizarres, que d’inépuisable fantaisie dans ces arabesques moitié oiseau et moitié fleur ! Chez Arnim, le symbole est partout, le symbole d’un monde inconnu et lointain, et la réalité ne lui montre qu’une sorte de transfiguration de substance, de même qu’aux yeux du chrétien le pain et le vin cessent d’être le pain et le vin pour devenir le corps et le sang d’un être éternel et mystique partout présent et partout caché. À ce compte, Arnim et Novalis sont bien les deux maîtres de l’école romantique allemande. Chez Novalis, ce qui prédomine, c’est l’ivresse, l’extase de l’être absorbé dans la contemplation d’une nuit bienheureuse ; Arnim est plus homme, et porte jusqu’en ses tendances une force suprême de concentration et de réalisme.