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qui a raison ? Le public, dira-t-on ? Mais ce même public qui se récrie aujourd’hui sur l’obscurité de la symphonie avec chœurs jugeait impénétrables, il y a trente ans, la symphonie en ut mineur, la symphonie en la, et tant d’autres chefs-d’œuvre dont la lumière l’éblouit désormais. C’est le métier du public de se montrer toujours quelque peu retardataire, c’est la vocation du génie de devancer son temps. À ce compte, le public et le génie sembleraient faits pour ne jamais s’entendre, et c’est ce qui, je le suppose, arrive d’ailleurs assez souvent, surtout avec les hommes qui, comme Arnim, ne font pas de concessions, et, se sachant incomplets par certains endroits, se donnent le plaisir hautain d’amalgamer dans la même œuvre, dans la même page, leurs qualités et leurs défauts, afin de s’épargner tout commerce avec le profane, et de ne se voir fréquenter que par les gens dont les rapprochent de natives affinités.

« Je voudrais sérieusement prémunir la jeunesse contre la funeste influence qu’exercent trop souvent sur elle certains esprits maussades qui, de ce que l’expérience de la vie a été pour eux difficile et rude, se croient en droit de tout calomnier et de tout flétrir. Faites vos expériences vous-mêmes, et ne prenez pas les lunettes d’autrui pour mesurer la perspective ouverte devant vous. Défiez-vous de qui se fait le centre du monde entier et vous dit imperturbablement : Tels sont les hommes, telles les femmes ; ainsi se comporte la vertu, ainsi le vice ; — tout cela, d’après les renseignemens recueillis dans le cercle étroit et borné de sa propre carrière ! L’observation, éteinte et morte en lui, ne lui montre plus qu’à travers un verre obscurci par le malheur ce monde qui, de génération en génération, n’en va pas moins se perfectionnant toujours, et dont il n’aperçoit plus que les déchiquetures. Respect à ce brave homme, et que sa leçon serve à nous rendre plus attentifs ! mais ne manquons jamais de tout observer par nous-mêmes, car rien d’identique ne se reproduit dans le monde, qu’il s’agisse de vice ou de vertu, et cet homme glacé qui vous parle a déjà sa place marquée sous la terre qu’il foule encore du pied, mais comme un somnambule. À vous, noble et chère jeunesse, le travail et l’action, à vous l’expérience et la conquête ! Croissez donc, et vous bâtissez un palais plein de roses et de lis, aussi longtemps que les lis et les roses fleurissent. »

Tel est Arnim. L’obscurité dont s’enveloppe sa pensée n’est jamais si opaque et si ténébreuse qu’on n’y puisse trouver de quoi s’édifier et s’instruire. Moraliste à la fois et poète, s’il parle beaucoup à l’imagination, il parle infiniment à l’âme, et ce n’est guère sans avoir mis à profit pour lui-même son observation de la vie humaine qu’il la traduit en œuvres littéraires.

Je me représente ainsi l’étudiant allemand des beaux jours de la guerre de l’indépendance, avec son patriotisme fougueux, ses idées libérales, son noble cœur ouvert à toutes les sympathies, à tous les enthousiasmes, si heureux d’exprimer fièrement tout ce qui le