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me frappa : un manchon dans lequel reposaient ses deux mains. J’arrivai près d’elle, et je fourrai brusquement ma lettre dans le manchon…

Il est bien possible que quelques goutteux qui partaient les derniers aient vu ce mouvement, mais ils ne pouvaient lire ce qui se passait au dedans de moi. La sensation était d’autant plus délicieuse qu’il me sembla qu’on ne me laissait pas faire tout, c’est-à-dire que les petites mains de la demoiselle s’emparèrent de la lettre aussi rapidement que je l’avais jetée dans cette singulière boîte. Je ne suivis pas les dames ce jour-là ; j’avais à suivre mes pensées rayonnantes. Une grande fête se donnait en mon intérieur, bal et musique : ce sont de rares journées complètement heureuses dont il faut profiter ; en un moment disparaissent toutes les amertumes de la vie, une douce joie parcourt tout le corps ; la chenille qui devient papillon ne doit pas être plus heureuse. Vraiment il semble que l’homme change de peau et revêt une nouvelle enveloppe, comme ce savetier des contes arabes qui, étendu ivre-mort dans un ruisseau, se retrouva le lendemain sur un trône, couvert d’habits d’empereur. En ce moment, on accomplirait les plus difficiles entreprises, on triompherait des plus méchantes intentions ; l’assurance que l’amour donne à l’homme et qui le transfigure ferait qu’il pourrait convaincre ceux qui l’entourent des projets les plus audacieux. Dire comment se passèrent les quelques jours qui me séparaient de la jeune fille est impossible ; je voyais la vie et la société à travers un prisme où tout me semblait gai, jeune et beau.

Je ne sais quelle sotte timidité m’empêcha d’aller au cours suivant ; je craignais de voir pâlir les premiers rayons de mon bonheur naissant, j’avais peur de ma hardiesse, et je ne me rendis pas au Jardin des Plantes. Le lendemain, mon ami vint me voir. — On t’a bien cherché, me dit-il, mardi dernier au cours. — Vraiment ? dis-je en jouant une certaine indifférence. — Vingt fois pendant le cours on s’est retourné pour te chercher ; il en a été de même à la sortie, on paraissait inquiet. — C’est bien, dis-je. — Tu sais, Josquin, que le cours va être suspendu ? — Est-il possible ? m’écriai-je en sentant le sang qui se retirait de mon cœur. — Seulement une quinzaine, à cause des fêtes du jour de l’an. — Tu m’as fait une peur ! — Du 10 janvier, il reprendra jusqu’au 15 mars. — À la bonne heure.

Cette conversation donna des ailes à ma plume ; je me hâtai d’écrire une seconde lettre, emporté en même temps par la joie de ces fraîches nouvelles et par la crainte d’être séparé momentanément de la jeune fille. Je dépouillai l’anonyme, signai de mon nom et traçai mon adresse, en engageant la demoiselle à me répondre.