Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 11.djvu/1139

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

monde sortait de vêpres. Là, en présence de toute la ville, il tira un coup de tromblon au marquis N..., qui lui avait joué un mauvais tour, et le tua. Il repartit en toute hâte pour Venise, et rentra sans tarder dans sa prison. Trois jours après, il fit solliciter une audience auprès du sénateur chef de la justice criminelle; il l’obtint, et se plaignit amèrement de la cruauté inouie du geôlier à son égard. Le grave sénateur, après l’avoir écouté, lui donna communication de l’étrange accusation d’assassinat que la quarantia criminelle venait de recevoir contre lui. — Votre excellence voit la rage de mes ennemis, répliqua le comte Lecchi avec une modestie parfaite; elle sait trop où j’étais il y a huit jours! — Enfin le comte eut cette gloire, si précieuse pour un noble de terre ferme, de tromper l’admirable police du sénat de Venise, et il revint triomphant à Brescia, d’où, quelques jours après, il passa en Suisse.

La comtesse Gherardi, fille du comte Lecchi, avait peut-être les plus beaux yeux de Brescia, le pays des beaux yeux. Elle joignait à tout le génie de son père une douce gaieté, une simplicité réelle, et que n’altéra jamais le moindre soupçon d’artifice.

Toutes ces femmes, d’une ravissante beauté, n’auraient manqué pour rien au monde de paraître chaque soir au Corso, qui se tenait alors sur le bastion de la Porte-Orientale. C’est un ancien rempart espagnol, élevé d’une quarantaine de pieds au-dessus de la plaine verdoyante, qui ressemble à une forêt, et planté de marronniers par le comte de Firmian. Du côté de la ville ce rempart domine des jardins, et au-dessus des grands arbres de celui qui, depuis, a été appelé la villa Bonaparte, s’élève cet admirable dôme de Milan, construit de marbre blanc, en forme de filigrane. Ce dôme hardi n’a de rival dans le monde que celui de Saint-Pierre de Rome, et il est plus singulier.

La campagne des environs de Milan, vue des remparts espagnols qui, dans une plaine aussi unie, forment une élévation considérable, est tellement couverte d’arbres, qu’elle présente l’aspect d’une forêt touffue dans laquelle l’œil ne saurait pénétrer. Par delà cette campagne, image de la plus étonnante fertilité, s’élève à quelques lieues de distance l’immense chaîne des Alpes, dont les sommets restent couverts de neige, même dans les mois les plus chauds. Du bastion de la Porte-Orientale, l’œil parcourt cette longue chaîne, depuis le mont Viso et le mont Rose jusqu’aux montagnes de Bassano. Les parties les plus rapprochées, quoique distantes de douze ou quinze lieues, semblent à peine à trois lieues. Ce contraste de l’extrême fertilité d’un bel été avec des montagnes couvertes d’une neige éternelle frappait d’admiration les soldats de l’armée d’Italie qui, pendant trois ans, avaient habité les rochers arides de la Ligurie. Ils reconnaissaient avec plaisir ce mont Viso, qu’ils avaient vu si longtemps au-dessus de leurs têtes, et derrière lequel maintenant ils voyaient le soleil se coucher. Le fait est que rien ne saurait être comparé aux paysages de la Lombardie. L’œil enchanté parcourt cette admirable chaîne des Alpes pendant un espace de plus de soixante lieues, depuis les montagnes au-dessus de Turin jusqu’à celles de Cadore, dans le Frioul. Ces sommets âpres et couverts de neige forment un admirable contraste avec les sites voluptueux de la plaine et des collines, qui sont sur le premier plan et semblent dédommager de la chaleur extrême, à