Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 11.djvu/1142

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pria son ami l’avocat de donner le bras à sa femme dans tous les lieux publics, tandis que le médecin conduirait la femme de l’avocat. A Gênes, dans les familles nobles, le contrat de mariage porta le nom du futur cavalier servant. Bientôt il fut du meilleur ton d’avoir un cavalier servant non marié, et cet emploi fut dévolu aux cadets des familles nobles. Peu à peu l’amour s’empara de cet usage; et une femme, un an ou deux après le mariage, remplaça par un cavalier de son choix l’ami de la maison choisi par le mari.

Cet usage des cavaliers servans était général en Lombardie quand l’armée française y arriva en mai 1796, et les dames le défendaient comme très moral. Le bail d’un cavalier servant dure trois ou quatre ans, et fort souvent quinze ou vingt; il dure, parce que chaque instant peut le rompre. Ce qui serait bien autrement difficile à expliquer, c’est le naturel parfait, la simplicité admirable des façons d’agir milanaises. Les gens de goût trouveront quelque image de ces façons dans certains libretti d’opéra buffa; par exemple, la première scène de la Prova d’un opéra seria, et quelques scènes des Cantatrici villane.

La bonne compagnie est presque partout comme le peuple : elle n’aime un gouvernement que par haine pour un autre; serait-ce qu’un gouvernement n’est qu’un mal nécessaire? La haute société de Milan éprouvait un tel dégoût pour le gros archiduc, qui, à ce qu’on nous a dit, vendait du blé en cachette et profitait des disettes ou les faisait naître, qu’elle accueillit avec enthousiasme l’armée française, qui lui demandait des chevaux, des souliers, des habits, des millions, mais lui permettait de s’administrer elle-même. Dès le 16 mai, on vendait partout une caricature qui représentait l’archiduc vice-roi, lequel déboutonnait sa veste galonnée, et il en tombait du blé. Les Français ne comprenaient rien à cette figure. Ils étaient arrivés à Milan si misérables, tellement dépourvus d’habits et de chemises, que bien peu s’avisèrent de se montrer fats dans le vilain sens du mot; ils n’étaient qu’aimables, gais et fort entreprenans.

Si les Milanais étaient fous d’enthousiasme, les officiers français étaient fous de bonheur, et cet état d’ivresse continua jusqu’à la séparation. Les relations particulières durèrent également jusqu’au départ, et souvent avec dévouement des deux côtés. A la suite du retour, après Marengo, en 1800, plusieurs Français rappelés en France eurent la folie de donner leur démission pour vivre pauvres à Milan plutôt que de s’éloigner de leurs affections.

On peut répéter ici, parce que cela fait un étrange contraste avec l’esprit que le consulat fit régner dans l’armée, qu’il eût été difficile de désigner à Milan vingt officiers dans les emplois subalternes qui eussent sérieusement l’ambition des grades. Les plus terre-à-terre étaient fous de bonheur d’avoir du linge blanc et de belles bottes neuves. Tous aimaient la musique ; beaucoup faisaient une lieue par la pluie pour venir occuper une place de parterre à la Scala. Aucun, je pense, quelque prosaïque, ambitieux et cupide qu’il ait pu devenir par la suite, n’a oublié le séjour à Milan. Ce fut le plus beau moment d’une belle jeunesse.


H. BEYLE.


V. DE MARS.