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divers, et pour traiter chacun de ces sujets, il a trouvé des accens nouveaux qui n’éveillaient aucun souvenir. Imitant tour à tour l’école vénitienne et l’école flamande pour le choix des tons, il est toujours demeuré lui-même dans toutes les questions qui se rattachent à l’invention.

La série qu’il nous offre cette année n’est pas complète; cependant elle nous permet d’apprécier la marche de sa pensée. Elevé dans l’atelier de Guérin, maître austère et impérieux, il a senti de bonne heure le besoin de secouer le joug et de marcher par lui-même dans une voie neuve et personnelle. Les traditions de l’académie ne pouvaient convenir à la nature de son esprit. Il a donc cherché hors de l’académie des leçons assorties à la trempe de son caractère, et c’est à Venise qu’il s’est d’abord adressé. Plus tard, quand il s’est tourné du côté d’Anvers, il n’a pas eu besoin de changer violemment sa méthode, car dans l’histoire de l’art Anvers procède de Venise. A travers ses tâtonnemens, qui ont été nombreux, il est toujours demeuré fidèle à ses premières prédilections.

Pour le choix des sujets, il est vraiment cosmopolite. Il interroge tour à tour l’Ancien et le Nouveau Testament, l’antiquité païenne et l’histoire moderne. Shakspeare et Byron lui ont fourni des thèmes nombreux, dont il a su tirer un excellent parti. Il me suffira de citer Hamlet et le Fossoyeur, les Adieux de Roméo et de Juliette et le Naufrage de don Juan. Envisagées sous l’aspect pathétique, ces compositions méritent des éloges sans réserve. Étudiées sous le rapport linéaire, elles soulèvent des objections nombreuses, que je ne me charge pas de réfuter, et je crois que l’auteur sait aussi bien que personne ce qui manque à ses œuvres pour être classées parmi les œuvres pures. Le quereller sur ce terrain serait une tâche puérile. Eugène Delacroix est avant tout inventeur. Quant à l’exécution, elle demeure presque toujours au-dessous de sa pensée, au-dessous de sa volonté, et j’emploie à dessein le mot de volonté, car l’auteur du Massacre de Scio est un des hommes les plus résolus, les plus persévérans de notre âge. Depuis son premier tableau, qu’il a signé à vingt-six ans, jusqu’au salon de la Paix de l’Hôtel-de-Ville, il n’a rien fait, rien tenté, rien achevé sans délibérer mûrement. Ceux qui le prennent pour un improvisateur se trompent d’une manière étrange. Il n’abandonne rien au hasard, et quelle que soit la vivacité de son imagination, il lui arrive bien rarement de trouver du premier coup la composition qu’il doit exécuter. Pour la foule, c’est un faiseur d’ébauches abondantes, variées, splendides; pour ceux qui ont pu suivre, épier, étudier les transformations de sa pensée, c’est un des esprits les plus inquiets, les plus mobiles, les plus défians, je veux dire de ceux qui se défient le plus d’eux-mêmes. Loin