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nouveau mon cheval. Notre drogman nous précédait de l’air d’un homme dont la place désignée par la nature est toujours au premier rang. Fascinés par sa présomptueuse assurance, nous chevauchions derrière lui avec une crédulité naïve qui devait être bientôt punie. Le drogman ne savait pas plus que nous en effet où nous allions. L’obscurité croissait cependant, les rochers prenaient autour de nous des formes étranges, le moindre buisson se transformait à nos yeux en un groupe de voyageurs attardés, les cris des oiseaux de nuit retentissaient à nos oreilles comme des voix humaines. Quant à nos compagnons, nous en avions décidément perdu la trace.

Quelles heures que celles qu’on passe ainsi luttant contre la fatigue de la marche combinée avec les hallucinations des sens! mais avec quelle joie fiévreuse on accueille après de tels instans les premiers indices d’une habitation humaine ! C’est cette joie que nous fit éprouver un parfum d’orangers qui nous enveloppa tout à coup comme un nuage. Parfum béni ! Il nous annonçait la proximité d’un jardin, d’une maison, d’un village peut-être. Ranimés par l’espoir, nous poussons nos chevaux dans la direction de ces senteurs enivrantes; nous pénétrons dans un labyrinthe de frais bosquets arrosés par des eaux courantes. Nous sommes bientôt au milieu d’un épais verger, puis au pied d’un coteau que couronnent des habitations. Un feu de broussailles, près duquel se chauffe une vieille femme au visage tatoué de blanc et de noir, nous attire sur une plate-forme voisine du coteau. Nous demandons des renseignemens sur le reste de notre escorte. — Y a-t-il des voyageurs dans le village qu’on aperçoit d’ici? — Personne, nous répond la vieille. — Personne! mais qu’allons-nous devenir?... Une femme, un enfant, deux hommes et un drogman, sans argent et presque sans armes, le tout monté sur des chevaux malades : il y avait de quoi s’inquiéter sérieusement. Le drogman ordonna à la vieille femme de nous conduire chez le cheik du village voisin. Après quelques momens d’hésitation, elle se mit à courir devant nous. Comment nous la suivîmes dans un autre village que celui où nous attendait notre escorte, comment cette fraude fut découverte, comment nous rejoignîmes enfin nos compagnons campés tant bien que mal dans une maison arabe du premier hameau que nous avions aperçu, tous ces détails que j’épargne au lecteur me rappelèrent des ennuis dont j’ai déjà eu occasion de parler en racontant mes premières journées de voyage. La nuit qui suivit une course si laborieuse ne me procura, pour surcroît de malheur, aucun repos. La chambre qui m’attendait n’était couverte qu’à demi par la toiture, et le vent qui s’engouffrait à l’aise y faisait tourbillonner les cendres du foyer de façon à rendre tout sommeil impossible.