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qui peut être funeste, si la décadence amenée par la longue durée des institutions théocratiques est déjà trop avancée.

L’empire ottoman est-il arrivé à l’époque critique où se pose une telle alternative? Avant de répondre, qu’on examine bien quel est le caractère particulier de la théocratie musulmane.

Bien des années me séparent de l’époque où je lus le Koran pour la première fois. Je ne fus frappée alors que du côté bizarre de ce livre, et je comprenais à peine comment des doctrines faites en apparence pour étonner plus que pour séduire avaient pu captiver tant d’âmes et soumettre tant d’intelligences. Mon étonnement a cessé. J’ai vu l’Orient, et, le christianisme excepté, je crois la législation de Mahomet supérieure à toutes celles qui régissaient avant lui ou qui régissent encore aujourd’hui les populations asiatiques. Les Druses ont leurs rites mystérieux, les fellahs de Syrie leur étrange naturalisme, les Métualis du Liban ou de l’Anti-Liban ont fait leur idole du feu; les Yezidj, tribu kurde selon les uns, arabe selon les autres, rendent hommage à l’esprit de ténèbres[1]. Quelle distance sépare ces superstitions grossières de la doctrine de Mahomet, il est superflu de l’indiquer. Remarquons aussi que la plupart des coutumes musulmanes qui blessent notre sentiment de moralité chrétienne, telles que la polygamie, l’esclavage, le mépris pour la vie humaine, etc., ne sauraient être imputées sans injustice au législateur arabe, qui a plié sa doctrine aux mœurs des peuples dont il voulait faire ses instrumens. Son but n’était ni de créer une société nouvelle et meilleure, ni même de former une nation : ce qu’il voulait, c’était créer une armée, une phalange d’hommes dévoués, façonnés à toutes les exigences d’une grande tâche militaire. Interdire à ses partisans les douceurs de la vie sédentaire, en leur accordant toutes les jouissances qu’on peut se procurer dans l’enceinte d’un camp, leur promettre le bonheur éternel en retour d’une soumission sans limites, telle fut la préoccupation qui domina sans cesse le législateur musulman.

Les affections de famille attachent naturellement l’homme au foyer domestique, elles affaiblissent trop souvent son ardeur guerrière : la famille fut, je ne dirai pas abolie ni détruite, car elle n’existait pas chez les peuples qui embrassèrent l’islamisme, elle fut condamnée à ne jamais prendre place dans leurs institutions. La femme, ce

  1. L’explication qu’ils opposent aux nombreux adversaires de leur culte est assez ingénieuse : « A quoi bon nous prosterner devant l’auteur de tout bien ? disent-ils. Nous n’avons rien à en craindre. Il ne sera jamais notre ennemi. Quant à l’esprit du mal, nous ne l’aimons pas, et nous serions charmés qu’il disparût du monde; mais puisqu’il y demeure et qu’il y manifeste hautement sa puissance, nous sommes bien forcés de rechercher ses bonnes grâces, et la prudence nous ordonne de l’adorer. »