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L’aspect général de la Turquie pendant les années de paix qui ont précédé la lutte actuelle n’attestait nullement, il faut bien le dire, ce progrès matériel qui se manifeste en d’autres pays par l’embellissement des villes, l’intelligente exploitation du sol et l’accroissement de la population. Les proscriptions lancées par le Koran contre la richesse et les arts n’étaient que trop sévèrement jugées par les résultats. L’influence morale du livre sacré s’était-elle maintenue avec la même puissance? Les scènes d’intérieur que l’hospitalité orientale m’a permis d’observer pendant mon voyage m’obligent à répondre affirmativement, mais je dois ajouter que le plus souvent cette influence est largement corrigée par l’excellent naturel du peuple turc, et c’est ici que l’occasion m’est offerte de mêler quelques vœux sympathiques aux jugemens sévères que j’ai dû porter sur les institutions musulmanes. Je me suis souvent demandé ce que deviendrait, non pas une nation, mais seulement une famille européenne qui prétendrait ne suivre d’autre loi que celle de l’islam, et c’est à peine si j’ai osé formuler une réponse à ma propre question. Cependant les déplorables résultats qu’aurait pour des Européens l’établissement de la loi musulmane ne sont pas visibles ici. Quoique autorisé à mépriser et à maltraiter ses femmes, le Turc les entoure d’égards et de tendresse. La loi la veut esclave; l’homme, qui pourrait commander, préfère lui complaire. Souvent aussi elle abuse de cet empire, auquel elle ne peut faire valoir aucun titre; mais quoi qu’elle fasse, jamais la force de l’homme n’est employée à la faire rentrer dans l’ordre. Il y a quelque chose de touchant dans le spectacle de cette indulgence sans bornes que le tyran légal accorde à sa légitime esclave, dans ce complet abandon d’un droit qu’il lui serait si facile de faire respecter, dans cet oubli volontaire de sa puissance illimitée et de ses prérogatives. Et ce n’est pas seulement l’indulgence sans bornes qu’on accorde à la femme, le respect non plus ne lui est jamais refusé, et Dieu sait si elle en est digne. Le naturel doux et élevé du Turc se plaît, à son insu peut-être, dans la stricte observation des lois de la pudeur. J’ai habité pendant plus de trois ans au milieu des populations les plus grossières et les plus ignorantes de l’Anatolie; nous étions trois femmes d’Europe, et jamais aucune de nous n’a entendu un mot, n’a aperçu un geste ni même une intention dont nous eussions à rougir[1].

Les vertus naturelles du peuple turc ne sont pas renfermées d’ailleurs dans les bornes étroites de ses rapports avec les femmes. La

  1. Je me souviens qu’un jour un paysan turc des environs étant venu, selon l’habitude du pays, nous apporter son offrande de lait et de miel, et ne connaissant pas la disposition intérieure des appartemens, pénétra dans une de nos chambres au moment de notre réveil. Le Turc ne lit qu’entr’ouvrir la porte, car un cri d’alarme poussé de l’intérieur par une voix féminine l’avertit de son erreur, et lui fit aussitôt prendre la fuite. On le retrouva quelques instans après la tête cachée dans ses mains et tremblant de confusion à la pensée de reparaître devant nous.