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dire que presque tous les dilettanti aisés de Milan, de Turin et d’autres villes de la Lombardie assistaient à cette solennité, qui avait pour eux l’importance d’un événement politique. En effet, les questions d’art ne sont pas pour les Italiens d’aujourd’hui de simples problèmes de goût qui se posent et se débattent dans les régions sereines de l’esprit ; les passions et les intérêts actuels de la vie s’y trouvent engagés, et dans le succès d’une virtuose, d’un artiste ou d’un ouvrage de n’importe quelle nature, les Italiens voient un succès de nationalité, un titre de plus à l’estime de l’Europe civilisée. Le lendemain du début de la troupe des comédiens italiens, je rencontrai sur les boulevards un personnage grave et respecté, un des plus nobles caractères politiques qu’ait produits l’Italie depuis 1848. — Êtes-vous allé au Théâtre-Italien hier soir ? me dit-il avec curiosité.— Oui, certainement, lui répondis-je. — Et comment ont-ils été accueillis par le public, i nostri concilladini ? — Avec sympathie d’abord, puis aux acclamations de la salle entière. — Et la Ristori, quel effet a-t-elle produit ? — Immense, et, au jugement de tous les vrais connaisseurs, c’est un des plus grands talens dramatiques qu’on ait vus depuis longtemps. — Ah ! dit-il en me serrant la main avec effusion, que vous me faites plaisir en me disant cela ! Cara Italia, tu non sei ancora morta (chère Italie, tu n’es pas encore morte) ! ajouta-t-il en essuyant une larme qui vint mouiller ses paupières. Après m’avoir quitté, revenant tout à coup sur ses pas, il reprit : — Savez-vous bien que toutes les premières danseuses de l’Opéra sont aussi des Italiennes ? — Et il s’en alla joyeux comme un enfant.

Nous avons rapporté ce fait pour donner la mesure de l’importance que les Italiens les plus sérieux attachent aux événemens qui touchent à leur pays, car le noble personnage auquel nous faisons allusion n’entre jamais dans un théâtre et supporte dans la solitude les plus grandes douleurs de l’exil. C’est l’honneur éternel de l’Italie qu’après deux civilisations aussi différentes que celles de la Rome d’Auguste et de Léon X, elle ait pu survivre à l’oppression qui s’est appesantie sur elle depuis le milieu du XVIe siècle. C’est par les arts, les lettres et les sciences que ce beau pays a toujours protesté contre les misérables gouvernemens qui se sont efforcés d’étouffer en lui toute vie morale. Aussi s’explique-t-on l’exaltation des Italiens quand ils ont à défendre leurs poètes, leurs artistes et leurs savans contre la critique des étrangers. Les questions de goût sont pour eux des questions de vie ou de mort, et contester la gloire de leurs hommes célèbres, c’est contester leur nationalité. Ceci nous ramène à M. Verdi et à son opéra des Vêpres siciliennes, dont il s’agit d’apprécier le mérite.

Il faut avouer que MM. Scribe et Duveyrier auraient pu choisir un sujet plus convenable que celui des Vêpres siciliennes pour être mis en musique par un Italien et représenté sur la première scène lyrique de la France. Il y a des convenances qu’on fait toujours bien de respecter au théâtre, et le champ de l’histoire est assez vaste pour que M. Scribe ne fût pas embarrassé de trouver un thème quelconque au petit nombre de combinaisons dramatiques qu’il reproduit si volontiers et sans les varier beaucoup. En tête de son livret des Vêpres siciliennes se trouve une note où il est dit : « À ceux qui nous reprocheront, comme de coutume, d’ignorer l’histoire, nous nous empresserons