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Qu’est-ce que vous faites là ? Allons, dit-il au forgeron, lève-toi et mets-leur les balodki. Et vous, ajouta-t-il en s’adressant d’un air souriant aux sotski et aux soldats, faites bien attention. — Cela dit, il se retira de quelques pas. Le forgeron entra immédiatement en besogne.

« La foule devint morne et attentive ; les coups de marteau retentissaient au loin.

« — Eh ! frère Vavila ! lui dit hardiment Vermolaï lorsqu’il avança le pied, qui aurait dit que nous nous reverrions un jour pour cela ? Te rappelles-tu le temps où nous buvions ensemble ? Ah ! tu étais alors un fameux luron.

« — Monte, misérable ! lui cria l’intendant ; attends un peu, et on t’apprendra à rire.

« Les sotski aidèrent Yermolaï à monter dans un des telega où étaient déjà la vieille mendiante et son fils.

« Quand il s’agit de faire subir la même opération à Antone, le forgeron lui dit de s’asseoir sur l’essieu du telega. Au premier coup qu’il frappa, une sourde rumeur s’éleva dans la foule, et Varvara vint se jeter aux pieds de son mari ; les paysans y poussèrent aussi les deux enfans.

« — Oh ! père, s’écria Varvara dans son désespoir, ne nous quille pas ! ne le laisse pas emmener ! Qu’allons-nous devenir ?

« — Eh ! frères, s’écria Yermolaï en couvrant la voix de Varvara, ne manquez pas, au nom de notre ancienne amitié, de protéger mes pauvres enfans. Ils ne sont pas coupables… Eh ! vous, les filles, mes tourterelles en jupons, mes petites pies au blanc corsage, ajouta-t-il en faisant signe aux jeunes paysannes qui étaient dans la foule, ayez bien soin des pauvres orphelins.

« En ce moment, les yeux d’Antone, qui jusqu’alors était resté complètement impassibles, se mouillèrent de larmes, et il releva lentement la tête. Son voisin Bitchouga s’approcha de lui.

« — Eh ! frère Antone, lui dit-il tristement, tu avais là un vilain commerce ; et me fait de la peine, vrai.

« — Que veux-tu ! répondit tristement Antone, j’étais né sans doute pour le malheur. Il faut savoir s’y résigner ; mais les enfans me chagrinent. Au reste j’ai eu tort, je me suis fourré parmi des voleurs : je suis coupable, j’aurais dû prévenir l’autorité ; mais comment le faire ? C’était livrer mon frère… Maintenant tout est fini. — Il voulait encore ajouter quelques mots, mais il fit un signe de la main, s’essuya les yeux avec le pan de sa touloupe et parut complètement résigné à son malheureux sort.

« — Allons, faites-le monter ! cria l’intendant aux sotski. — Varvara se prosterna devant lui ; les sanglots étouffaient sa voix.

« — Tante Varvara ! s’écria Yermolaï, tais-toi donc ! tu n’obtiendras rien de ce drôle-la. Vois comme il s’étale ; il avait juré de perdre Antone le jour où celui-ci l’a dénoncé.

« — Partez ! dit l’intendant d’un air furieux. — Et le convoi se mit en mouvement. La foule suivit les prisonniers jusqu’à la barrière du village et y resta jusqu’à ce qu’on les eût entièrement perdus de vue. »

Ainsi se termine souvent la vie d’un serf russe. Remarquons cependant