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à la veuve de Gricha, qui sera sa femme. Le soldat, on l’a devine, c’est le doux et généreux Vania.

Tel est ce roman des Pêcheurs, regardé comme une des productions les plus remarquables de M. Grigorovitch. Malgré la multiplicité des incidens, ce n’est pas, on le voit, par la rapidité de l’action qu’il se distingue. Ce qu’il faut surtout y signaler, c’est l’attention avec laquelle le romancier subordonne tous les détails du récit au but qu’il s’est proposé. Ce but, on ne le perd pas un instant de vue ; c’est le contraste des mœurs nouvelles et des mœurs anciennes ici qu’on peut l’observer en Russie dans la classe des paysans libres. D’un côté Akime, Gleb et Kondrati représentent le paysan russe dans sa rudesse et sa naïveté primitive ; de l’autre Gricha et Sakhar personnifient cet élément de désordre et d’ambition aventureuse qui pénètre chez certaines classes du peuple russe et les pousse à la ruine. Dans les Pêcheurs comme dans Antone Gorémyka, il y a une leçon cachée sous le récit ; seulement la leçon s’adresse cette fois au peuple même, au lieu de s’adresser à ceux qui le gouvernent. C’est à ce dernier point de vue qu’il faut se placer pour rendre complète justice au romancier russe : il faut chercher au-delà de ses romans les questions qu’ils soulèvent et les examiner un moment en elles-mêmes. On pourra ainsi contrôler la fiction par les réalités au milieu desquelles elle prétend intervenir.


III

Antone Gorémyka est, nous l’avons dit, un plaidoyer contre le servage ; les Pêcheurs sont un tableau des dangers et des difficultés qui menacent le paysan libre. Quelle est la situation des deux classes sociales dont quelques représentans viennent d’agir sous nos yeux ? C’est par les serfs et le servage que nous commencerons.

Qu’est-ce donc que cette institution si vivement flétrie par le conteur russe ? Nous n’avons plus à discuter les inventions de M. Grigorovitch : ce qui doit nous préoccuper, ce sont les intentions, les vues politiques dont il se fait l’organe. Eh bien ! nous serons forcé de reconnaître que, si l’institution du servage n’est plus digne de notre siècle, elle n’en a pas moins été politiquement indispensable en Russie à une certaine époque. Autrefois le paysan russe était parfaitement libre, et pouvait se transporter d’un village à l’autre, suivant son bon plaisir. La seule obligation qui lui fût imposée était de payer au propriétaire du bien sur lequel il vivait une redevance qui variait suivant la nature du sol. L’histoire atteste que cet état de choses n’était pas sans inconvénient. On nous dit qu’un grand nombre d’hommes allaient anciennement grossir les rangs des hordes sauvages