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mis dans ses chausses, quand je me suis assis dans son fauteuil, tout ce qu’il me disait me revient. Tiens ! il me semble que je l’entends : « Approche ici, mon enfant ; tu es jeune, toi, et moi je suis vieux et caduc, réchauffe à ton souffle mes pauvres mains que le vent d’hiver a glacées. » Hi ! hi ! hi ! (Il pleure.)

« FRANZ. — Bon ! encore des bêtises ! Que diantre ! les uns s’en vont, les autres viennent ! D’ailleurs qu’avons-nous tant perdu à la mort de notre bon vieux père ? ne sommes-nous pas libres désormais ? ne sommes-nous pas les maîtres de céans ?

« OTTNIT. — Nous, libres ! nous, les maîtres de céans ! lorsqu’à chaque minute notre sire Henri peut survenir, Henri le Ferré[1], m’entends-tu bien ? et nous chasser comme de simples garçons de ferme qu’on envoie à la charrue ! Les bâtards, il faut en convenir, sont une race à part et faite pour dérouter l’opinion d’un chevalier. Nous ne sommes en effet ni chair ni poisson, ni jour ouvrier ni dimanche. Même alors qu’il vous offense, on aime son frère légitime : vis-à-vis d’un étranger, à défaut d’affection, on conserve encore certaines bienséances qui sont les lois de la chevalerie ; mais le malheur veut qu’aux yeux de Henri, notre frère, nous ne soyons ni des étrangers, ni des parens. Bien plus, nous nous appelons ses frères et nous pourrions être ses fils, et nos cœurs s’ouvrent à la vie que déjà sa tête a grisonné au milieu des travaux et des périls.

« FRANZ. — Sa tête a grisonné, dis-tu ? J’aimerais pourtant à le voir.

« OTTNIT. — Et que lui diras-tu quand il viendra ?

« FRANZ. — Belle question ! Je n’y ai point songé encore. D’ordinaire ce que j’ai à dire me pousse sur les lèvres à l’instant comme une folle ivraie qui vient sans qu’on la sème.

« OTTNIT. — Tremble qu’à ton tour il ne te traite en mauvaise herbe et ne t’arrache impitoyablement du sol natal.

« ALBERT. — Quant à moi, j’avise que nous devons aller au-devant de lui sans trop d’humilité ni d’arrogance, et lui dire avec un regard loyal et une franche et bonne étreinte que nous sommes disposés à l’aimer tous trois comme un père !

« FRANZ. — Pas mal, et voici comme je poursuivrai : « Maître Henri, soyez le bienvenu sous notre toit. Ça, quelles nouvelles nous apportez-vous ? Mettez-vous à votre aise. Pour moi, j’ai coutume de me déboîter après une longue course à cheval ; faites comme si vous étiez chez vous. »

  1. Pourquoi ce nom de Henri attribué au second landgrave de Thuringe, lorsque le personnage qu’Arnim va mettre en scène s’appelait Louis ? Il y a ici une erreur historique ou peut-être simplement quelqu’un de ces caprices trop familiers au poète, et qui semblent n’avoir d’autre but que de dérouter le lecteur. Il est vrai, — et c’est la seule explication d’une telle méprise, — qu’on pourrait croire qu’Arnim a confondu Louis le Ferré, second landgrave de Thuringe, avec un landgrave de Hesse, du nom de Henri, et qui parait également avoir porté ce sobriquet ; mais, quand on y pense, il ne saurait y avoir le moindre doute sur l’identité du héros. C’est bien à Louis II de Thuringe, dit Louis le Ferré, que nous avons affaire. À défaut des traits généraux du caractère, on en aurait la preuve dans certaines anecdotes rapportées textuellement dans le drame, celles du forgeron de Ruhla par exemple et des seigneurs attelés à la charrue, anecdotes dont la chronique n’a jamais fait honneur qu’au personnage dont il s’agit.