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grandeurs et des plaisirs de Venise ? Dans cette perplexité cruelle, entre la crainte d’essuyer un auront qui aurait humilié son orgueil et l’amour dont la voix impérieuse soulevait son cœur à la hauteur de son ambition, Lorenzo transigea avec sa première idée, et dans un moment de transport et de fiévreuse impatience, il écrivit à Beata la lettre qu’on va lire :

« Signora, permettez à un malheureux qui ne saurait vivre plus longtemps sous le poids de votre disgrâce d’implorer son pardon et de vous demander ce qui a pu lui attirer un châtiment si rigoureux ! O vous, ange consolateur qui avez tendu à ma pauvreté une main si généreuse, ayez encore pitié de moi et sauvez mon âme, après avoir soustrait mon corps aux vicissitudes de la fortune ! Que vos regards pietosi ne se détournent plus de moi ! Ne repoussez pas les hommages et la reconnaissance d’un cœur plein de votre image, et dont le plus grand crime est de trop vous adorer. Si quelques irrégularités de ma conduite ont mérité votre désapprobation, si ma présence dans votre palais vous est devenue importune, parlez, signora, ordonnez, j’expierai mes fautes, j’obéirai à vos ordres, et je retournerai auprès d’une mère chérie dont j’ai pu oublier, hélas ! la tendre affection. Noble femme, Beata pleine de grâce et de douce majesté, achevez votre œuvre, ne repoussez pas dans l’abîme une âme qui aspire à votre lumière, et soyez pour moi comme cette divine créature dont parle le poète de l’expiation et du paradis :

A noi venia la créatura bella
Bianco vestita e nella faccia quale
Par tremolando mattutina stella[1]. »

Cette lettre, si remplie d’exaltation juvénile, et qui exprimait assez heureusement les sentimens et les tendances d’esprit de notre adolescent, fut remise par lui à Teresa, mais avec une gaucherie timide qui éveilla la malice de la soubrette. — D’où vient cette lettre ? demanda Teresa d’un ton ironique et avec cette jalousie secrète d’une femme et d’un subalterne qui voit un parvenu occuper le cœur de sa maîtresse. — Que t’importe ? dit Lorenzo, dont la fierté était si facilement irritable. Fais ton devoir et n’en demande pas davantage. — Voyez-vous ce bambino ! dit Teresa tout bas en elle-même après le départ de Lorenzo, qui s’était éloigné sans attendre sa répons ?: il fait déjà il padron della casa. — Teresa, qui était après tout une assez bonne fille fort attachée à sa maîtresse, déposa la lettre de Lorenzo sur la toilette de Beata, ne voulant pas la remettre elle-même pour éviter un embarras et des explications qui répugnaient au caractère réservé de la gentildonna.

  1. Dante, Purgatorio, chant XII.