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à ses lèvres la petite main blanche qu’elle posait volontiers sur son épaule en signe d’un affectueux abandon, et bien que ce témoignage de galanterie respectueuse fut dans les usages de la société polie de Venise, ce n’en était pas moins, de la part de Lorenzo, un acte assez significatif d’émancipation précoce. Hélène Badoer fut d’abord pour notre adolescent une agréable diversion à son amour pour Beata, une sorte de dérivatif de la sève qui surabonde dans la jeunesse chaste et recueillie. Cependant, depuis qu’il avait rencontré la Vicentina chez le célèbre Pacchiarotti, Lorenzo avait un peu délaissé la belle gentildonna, qui, l’apercevant au palais Grimani pour la première fois depuis son mariage, lui dit avec gaieté : — Signor Lorenzo, est-ce que vous composez un opéra buffa ou un opéra seria, qu’on ne vous voit plus au palais Badoer ? Que c’est mal d’abandonner ainsi ses amis pour des infidèles peut-être ! — ajouta-t-elle avec malice et en fixant ses regards avides sur Lorenzo, dont la contenance était assez embarrassée. — Si vous étiez venu me voir ces jours-ci, continua-t-elle, je vous aurais prié de me faire répéter un air de Galuppi que je dois chanter ce soir. J’ai été forcée d’avoir recours au vieux Grotto, qui m’a fort ennuyée de ses jérémiades sur la décadence de l’art. Tous ces vieux maîtres s’imaginent que la bonne musique et le bel art de chanter ont disparu de la terre avec leur jeunesse, dont ils voudraient nous faire porter le deuil. Io me ne rido ! je me moque bien de ces lamentations égoïstes, et je leur préfère de beaucoup celles que Lotti a mises en musique et qu’on chante une fois tous les ans à San-Geminiano.

Un éclat de rire suivit cette boutade d’Hélène Badoer et s’éleva du groupe de beaux esprits qui l’entouraient, comme le gazouillement d’une troupe d’oiseaux voletant autour d’un rosier en fleurs, Lorenzo était sur les épines d’être forcé de prêter l’oreille à ces vains propos, tandis que son cœur était tout rempli de Beata, qu’il voyait causer familièrement avec le chevalier Grimani. Il craignait d’ailleurs de paraître trop bien dans les bonnes grâces d’Hélène Badoer, dont le caractère était si différent de celui de Beata. Aussi ces deux femmes n’avaient-elles aucun goût l’une pour l’autre, et ne se voyaient, par convenance, qu’à de rares intervalles.

Un grand bruit qui se fit tout à coup à l’extrémité du salon vint interrompre cet a parte joyeux et délivrer Lorenzo de ses angoisses : c’étaient les jeunes élèves des scuole qui faisaient leur entrée et se plaçaient sur une estrade qu’on avait dressée pour la circonstance. Vêtues d’un uniforme très simple, qui indiquait l’établissement auquel elles appartenaient, et précédées d’une dame respectable qui les surveillait, elles s’assirent sur des banquettes en velours rangées en amphithéâtre. Deux orchestres peu nombreux étaient composés l’un