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car c’est à la piété de l’Italie qu’on doit ces lévites consacrés, en naissant, au dieu de la mélodie.

— O mon cher Grotte, s’écria l’abbé Zamaria la bouche souriante et toute pleine de paroles, votre gloire est bien plus ancienne que vous ne croyez ! Il est déjà question de vos ancêtres dans la Bible, et, s’il faut en croire un historien, il y en avait beaucoup à la cour de Sémiramis. La Grèce les a connus, et ils étaient si nombreux à Rome, qu’ils furent souvent l’objet de la préoccupation du législateur. Je pourrais même vous citer des vers très irrévérencieux d’Horace contre eux. On en a vu commander des armées, gagner des batailles et gouverner l’empire romain, comme on assure que votre ami Farinelli a gouverné les Espagnes, mais il n’est pas probable que le général de Justinien, que le rival heureux de Bélisaire chantât aussi bien que l’élève de Porpora. Ce qui est certain, c’est que vers le milieu du XVe siècle les sopranistes étaient déjà admis dans la chapelle du pape, qu’on les trouve également installés dans notre chapelle ducale de Saint-Marc, dans celles de Saint-Antoine de Padoue et de plusieurs princes de l’Europe, parmi lesquels il faut distinguer le duc de Bavière Albert V, le protecteur d’Orlando di Lasso, qui avait à son service huit sopranistes pour chanter les œuvres de son musicien favori, le contemporain de Palestrina.

— On apprend toujours des choses nouvelles avec vous, monsieur l’abbé, répondit Grotto, un peu étourdi d’une érudition aussi prompte qu’abondante. Mes souvenirs ne remontent pas aussi haut et s’arrêtent à Bernachi, cet élève de Pistocchi, qui a fondé à Bologne une école célèbre de chant où mon ami Farinelli a rencontré un rival redoutable.

— Mais où donc et en quelle année avez-vous connu Farinelli ? répliqua l’abbé, alléché par la curiosité.

— À Londres, en 1736, où il luttait victorieusement avec son maître Porpora contre Haendel et Senesino, et puis à Madrid au comble de la fortune. Je l’ai revu à Bologne quelques mois avant sa mort, arrivée le 15 juin 1782, et dont personne mieux que moi ne sait la cause.

Per Bacco ! s’écria l’abbé, il est mort de soixante-dix-sept ans bien sonnés.

— Il est mort d’ambition, dit Pacchiarotti, de regret de n’être plus le favori du roi d’Espagne. Ce grand homme a eu la faiblesse d’oublier l’art qui avait fait sa gloire pour les honneurs fragiles du courtisan. Il était plus fier de son titre de chevalier de Calatrava, dont l’avait décoré la reine d’Espagne, femme de Ferdinand VI, que d’avoir été le chanteur le plus étonnant du XVIIIe siècle. Il a passé ses dernières années dans une tristesse profonde, bourrelé de regrets au milieu d’une existence princière. Au moins son condisciple et son