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j’étudiai l’art de chanter avec Domenico Gizzi, qui avait été le maître de Gioachino Conti, devenu si célèbre sous le nom de Gizzielo. Après cinq ans de réclusion et d’études, trompant les espérances de ma mère qui voulait me faire entrer dans une chapelle, je m’élançai dans la carrière en débutant au théâtre San-Barlolomeo dans un opéra de Pergolèse, Adriano in Siria. J’y remplissais un rôle de femme, et, malgré la beauté du diable dont j’étais doué, car j’avais à peine seize ans, on me trouva le nez trop gros pour représenter une coquette qui devait enchaîner à ses pieds un empereur romain.

À cette naïveté, la Vicentina partit d’un grand éclat de rire en s’écriant : Ah ! maestro, que vous deviez être beau cependant sous le riche costume d’une princesse orientale !

— Après d’autres tentatives plus ou moins heureuses, continua Grotto sans se déconcerter, je quittai Naples deux jours après la mort de Pergolèse, dont le tendre et mélodieux génie s’éteignit à Pouzzoli le 16 mars 1736. Je fus à Rome, où je m’essayai dans un opéra d’Orlandini, Ercole amante, en chantant pour la première fois da primo musico. Je représentai le fils de Jupiter et d’Alcmène, mais, dans une scène capitale où je provoquais mes amis à partager mes travaux, je restai court… et ne pas achever cette phrase : Compagnons d’Alcide, avez-vous du cœur ? En me voyant la bouche toute grande ouverte, tremblant et muet, le public m’accabla de moqueries cruelles, et s’écria : — Si, si, abbiamo cuore, nous avons le courage de l’attendre, Ercolino innamorato ! Je m’enfuis de la scène épouvanté, et partis le soir même pour l’Angleterre. J’arrivai à Londres dans le courant de l’année 1736, et j’allai me présenter immédiatement à Farinelli, pour qui j’avais une lettre de recommandation. Il m’accueillit avec bonté, m’encouragea de ses conseils et de sa bourse, car il n’était pas moins généreux que sublime dans son art. Il est vrai qu’il gagnait des sommes fabuleuses et qu’il était vraiment l’idole de l’Angleterre. On le comblait de cadeaux, et les plus grands personnages se disputaient l’honneur de le posséder dans leurs palais. Il allait souvent chanter à la cour, où les princesses de la famille royale ne dédaignaient pas de l’accompagner au clavecin. Pour donner une idée de l’enthousiasme que Farinelli a excité à Londres pendant les deux années qu’il a passées dans cette ville, de 1734 à 1736, il me suffira de citer ce mot qu’un Anglais prononça à haute et intelligible voix, pendant une représentation de l’Artaxercès de Hasse : Il n’y a qu’un Dieu et qu’un Farinelli !

Il avait alors trente et un ans, étant né à Naples le 25 janvier 1705. D’une figure charmante, grand, élancé, plein de grâce et de distinction, sa personne ajoutait au prestige de la plus belle voix de soprano qui ait jamais existé. Elle avait une étendue de presque trois octaves,