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grand seigneur. Il recevait nombreuse compagnie, et pas un voyageur de distinction ne passait à Bologne sans désirer lui être présenté. Ses appartemens étaient remplis d’un grand nombre de clavecins, dont chacun portait le nom d’un peintre célèbre. Tantôt il jouait sur le Rafaello d’Urbino, et tantôt sur le Titien, le Guide ou le Corrège. Plus souvent encore il se plaisait à chanter en s’accompagnant de la viole d’amour. Parmi les tableaux remarquables qu’il possédait, il y en avait un de son ami Amiconi, où l’artiste avait groupé) dans une composition pleine de grâce, le portrait de Farinelli, de Métastase, de la Faustina et celui du peintre Amiconi lui-même. Sa conversation, abondante en anecdotes curieuses sur les grands personnages qu’il avait approchés, intéressait les visiteurs et les convives qu’il avait constamment à sa table. Il parlait volontiers de son séjour en Angleterre, où il avait connu beaucoup d’hommes distingués, particulièrement lord Chesterfield. On jour, je l’ai entendu confirmer le fait si souvent rapporté de son entrevue avec Senesino. Engagés, l’un au théâtre de Haendel, l’autre à celui de Porpora, où ils chantaient tous les soirs, les deux célèbres virtuoses n’avaient pu trouver l’occasion de s’entendre, lorsque je ne sais trop quelle représentation extraordinaire les mit en présence dans une scène combinée à cet effet. Senesino représentait un tyran furieux et implacable, et Farinelli un prisonnier chargé de chaînes. S’approchant humblement de son oppresseur, Farinelli chanta un air si touchant et avec une voix si pure, que Senesino, oubliant le caractère de son rôle, courut embrasser son rival aux applaudissemens d’un public ravi.

Parmi les voyageurs de distinction que j’ai vus chez Farinelli, je dois citer l’électrice de Saxe, qui était venue tout exprès en Italie pour voir et entendre l’incomparable sopraniste. C’était, je crois, en 1772. Après un déjeuner splendide qu’il avait donné à la princesse, il se plaça au clavecin, et, d’une voix affaiblie par l’âge, il dit cet air si fameux de Hasse :

Solitario bosco ombroso…


avec un si grand style, que la princesse, non moins émue que l’avait été Senesino, se précipita dans ses bras en s’écriant avec exaltation : « Ah ! je mourrai contente désormais, puisque j’ai eu le bonheur de vous entendre ! »

Hélas ! continua Grotto en poussant un soupir, la gloire, la fortune, l’amitié du père Martini, l’estime dont il était entouré, la vénération que j’avais pour lui, n’ont point empêché ce grand homme de terminer tristement une existence qui avait été si complètement heureuse jusqu’alors. Il ne pouvait se consoler d’avoir été forcé de quitter la