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Le dernier renseignement qu’on ait recueilli sur Israël Potter est relatif à une pension militaire que le vieux soldat sollicita du gouvernement américain, et que certains caprices de la législature lui refusèrent. Ainsi il fut jusqu’à la fin le représentant de ces foules inconnues et oubliées qui poursuivent leurs efforts sans en attendre le prix, et qui présentent par cela même le modèle du désintéressement. Honneur à ces foules, car elles nous donnent une grande leçon, très consolante et pleine d’optimisme : elles nous enseignent combien la vertu est naturelle à l’homme. Elles n’ont pas de renommée, pas de récompense à espérer ; elles doivent être forcément désintéressées, et elles le sont. Le renoncement, le sacrifice de soi-même a été de tout temps regardé comme le dernier terme de la perfection chrétienne, comme le suprême triomphe de l’homme sur ses instincts, et cependant ce miracle s’accomplit tous les jours, et ceux qui l’accomplissent ne sont pas des grands hommes : ce sont des êtres humbles et sans facultés bien éminentes. C’est de la poussière de ces millions d’êtres humains qu’est fait le sol de la patrie, ce sont leurs cendres que nous foulons aux pieds, et quand nous contemplons avec orgueil les quelques monumens épars sur ce sol, et qui rappellent un fait impérissable ou un grand homme immortel, n’oublions pas que ce sont ces hommes ignorés qui en ont fourni les pierres et le ciment. Or, de tous les pays du monde, aucun ne doit plus de reconnaissance à ces foules anonymes que les États-Unis. Là le petit nombre d’individualités qui se sont élevées au-dessus des masses n’ont pas été leurs généraux ou leurs souverains, elles n’ont été que leurs caporaux et leurs sergens. Là ces individualités n’ont pas déterminé la destinée des multitudes, ce sont celles-ci, au contraire, qui leur ont enseigné leur devoir. Aussi la révolution américaine a-t-elle été regardée à juste titre comme le véritable avènement de la démocratie sur la scène du monde.

Oui, le vrai, le seul héros de la révolution américaine, c’est la foule ; c’est à d’obscurs fermiers, à d’humbles paysans que les États-Unis doivent leur indépendance. Quoi d’étonnant si l’Amérique a pour eux une grande reconnaissance, et si elle restitue avec empressement à un simple soldat de Bunker-Hill ou de Saratoga la part de gloire qui lui appartient dans la fondation de la république ? Dans d’autres pays, la gloire des grands événemens revient presque tout entière aux grands hommes ; mais dans la révolution américaine il n’en est pas ainsi, et les milliers d’Israël Potter qui combattirent alors ont contribué chacun pour sa part à la victoire. C’est cette pensée qui se fait jour dans le récit de M. Melville. Israël Potter est, nous le répétons, la personnification des vertus qui assurèrent le triomphe de l’Amérique. Captif sur la terre de l’ennemi,