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village en village, que de tableaux curieux j’aurais encore à détacher de leurs narrations ! Une des choses qui m’ont le plus frappé, c’est la manière dont l’hospitalité s’exerce de Tobolsk à Tomsk et de Tomsk à Turuschansk, c’est-à-dire au centre même de la Sibérie, au milieu de déserts souvent inaccessibles, dans des contrées enveloppées de tous côtés par les Tonguses et les Ostiakes. Il n’y a pas d’auberges dans les petites villes de Sibérie et encore moins dans les villages. Dès qu’on arrive, il faut s’adresser au premier magistrat de l’endroit ; c’est lui qui vous indique la maison où vous serez hébergé. Si vous êtes muni, comme l’était M. Hansteen, de recommandations émanées des plus hauts fonctionnaires de Saint-Pétersbourg ou de Tobolsk, votre arrivée sera un événement. Ajoutez que le guide et l’interprète de notre voyageur, un certain Ivan Schlau, Allemand exilé en Sibérie à raison de je ne sais quels méfaits où la politique n’a rien avoir, avait trouvé l’occasion bonne pour jouer le personnage d’importance. Il s’était affublé d’un uniforme de sous-officier de Cosaques et faisait passer son maître pour un prince ou un ministre. Il fallait voir alors avec quel empressement servile et presque machinal tous les habitans de la ville ou du village, depuis le dernier des bourgeois jusqu’à l’employé le plus élevé en grade, venaient s’incliner devant les voyageurs.

Souvent M. Hansteen et son compagnon, M. Due, arrivaient le soir ou même pendant la nuit ; ils étaient harassés de fatigue et ne désiraient qu’un peu de repos. Impossible de se mettre au lit : c’étaient, pendant de longues heures, des visites officielles et des cérémonies sans fin. Un soir, après maintes réceptions de ce genre qu’ils avaient essayé en vain d’abréger par les impolitesses les plus expressives, ils se croyaient enfin délivrés et se débarrassaient déjà de leurs bottes de peau de renne, lorsqu’ils voient entrer gravement le magistrat municipal, assisté de son secrétaire. Tous les deux avaient pris le temps de raccommodée leurs costumes, d’épousseter leurs tricornes, car leur bizarre affublement attestait des réparations récentes. Peut-être aussi avaient-ils essayé, mais en vain, d’effacer les traces de leurs habitudes favorites ; le secrétaire était complètement ivre. M. Hansteen, impatienté, s’en prit à l’interprète : « C’est encore toi, lui dit-il en allemand, c’est encore toi, coquin, avec tes hâbleries accoutumées, qui nous as amené ici tous ces gens-là. — Non, ce n’est pas lui, répondit le secrétaire. » Il parait qu’il savait un peu d’allemand, et les fumées de l’ivresse ne l’avaient pas empêché de comprendre. L’apostrophe du voyageur ne le troubla pas, et il resta là avec son compagnon plus d’une grande demi-heure. M. Hansteen affectait de ne pas ouvrir la bouche ; il se levait, allait et venait par la chambre, se promenait de long en large, les mains derrière le dos, tantôt avec les signes d’une impatience manifeste,