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la société en la quittant. Il fut jugé enfin et condamné à finir ses jours à Viluisk.

Mme de Muravief a raconté souvent à M. Hansteen les cruelles émotions qu’elle éprouva quand la porte de la prison s’ouvrit pour la première fois devant elle, et qu’elle pénétra dans cette tanière humide. C’était un homme jeune, fort, vigoureux, un brillant gentilhomme plein de santé et d’ardeur qui était entré là huit mois plus tôt ; c’était presque un vieillard qui en sortait, le regard éteint, le visage amaigri, avec une longue barbe inculte et des vêtemens souillés. Il fallut bientôt partir pour la terre d’exil. Lorsqu’un proscrit a franchi l’Oural, il est mort civilement ; sa femme est libre de se remarier et de reprendre la possession de ses biens. Aucune des grandes dames que la loi déliait de leurs sermens ne profita de ce bénéfice impie. On vit, au contraire, toutes ces nobles personnes, accoutumées au luxe et aux plaisirs de Saint-Pétersbourg, s’ensevelir volontairement dans l’exil. Elles demandèrent toutes à partager la captivité et les souffrances de leurs maris. Le tsar n’osa refuser ; l’opinion, au XIXe siècle, est un frein que ne peuvent briser les plus violens despotes. Cette touchante émigration produisit un immense effet et amena les plus singuliers résultats. Ce qui se trouvait ainsi transplanté dans ces affreux déserts, c’était le meilleur sang de la Russie, c’était la fleur la plus délicate de la civilisation moscovite. Ces femmes autorisées à vivre avec les proscrits ou à les visiter de loin en loin emportaient avec elles toute une part de ce qui faisait l’éclat et le charme de la capitale. Aussi que de contrastes dans cette Sibérie si peu connue ! Jusque-là, les tsars ne s’étaient occupés que de la civilisation matérielle ; ces colons d’un nouveau genre feront fleurir aussi dans les gouvernemens de Tobolsk et d’Irkutsk le goût des plaisirs de l’esprit. Les voyageurs que je consulte aujourd’hui sont souvent étonnés de rencontrer en ces régions barbares les traces d’une culture raffinée ; cela remonte surtout à l’insurrection de 1825 et aux rigueurs qui en furent la suite. À côté des chaînes de l’esclavage, à côté des huttes misérables où languissaient les condamnés, il y avait des demeures comfortables, il y avait des objets d’art, des bibliothèques, tout ce qui pouvait adoucir le regret de la patrie absente et fournir des consolations aux captifs. Mme de Muravief n’avait pas besoin de cet exemple ; elle fut une des premières à demander au tsar la permission de s’exiler en Sibérie, sans redouter les fatigues d’un ici voyage pour la jolie petite fille qui ne pouvait se passer de ses soins. Ses deux belles-sœurs n’hésitèrent pas à partir avec elle, et toute la famille, sous la conduite d’un Cosaque, prit la route de l’Oural.

La triste caravane était déjà aux environs d’Irkustk, quand un