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de la police d’Irkutsk. Par une exception éclatante, le gouvernement lui restitua ses biens, ses titres de noblesse et ses décorations. Au reste, M. de Muravief n’avait pas perdu sa condition de proscrit, et, tout chef de police qu’il était, sa correspondance était décachetée dans la ville même d’Irkutsk.

Les récits de nos voyageurs sont pleins d’épisodes de ce genre. Ici, c’est l’ancien gouverneur d’Ochotsk que M. Erman rencontre à Tobolsk, affranchi déjà des peines plus sévères qu’il avait subies, et jouissant d’une liberté presque complète, à la condition de ne pas changer de résidence. Là, c’est un ancien capitaine d’état-major, M. de Puschin, qui vient supplier M. Hansteen d’intercéder pour lui auprès du tsar. Le pauvre capitaine a été atteint de folie dans sa solitude ; alors on l’a confié à des moines qui l’ont guéri tant bien que mal. Il est grand, il a de la noblesse dans les traits, mais son regard est abattu, et ses vêtemens délabrés révèlent assez sa misère. Un instant après que le capitaine est sorti, M. Hansteen le retrouve dans l’antichambre, le pied sur un escabeau, tandis que l’interprète, à genoux devant lui et l’aiguille à la main, lui raccommode ses guenilles. « C’est bien, ce que tu fais là, dit M. Hansteen touché. — Ah ! monsieur, quand je vois un homme tel que celui-ci, autrefois si riche, si brillant, paré comme une poupée, et aujourd’hui plus misérablement vêtu que le plus pauvre des paysans, cela me brise le cœur. » En voici d’autres encore qui vont changer de costumes ; ce sont trois jeunes seigneurs, un comte Tchernitchef, un prince Galitzin, un prince Vladimir Tolstoy, que M. Hansteen rencontre à Irkusk chez M. de Muravief. Ils étaient condamnés aux mines, mais le tsar a commué leur peine, et ils s’en vont maintenant à l’armée du Caucase sous la casaque du simple soldat.

Ailleurs ce sont maintes familles d’exilés que M. Hill a eu occasion de connaître dans la société des grandes villes, ou qu’il a vues installées dans de jolies villas sibériennes. Si on ne consultait sur ce point que l’auteur des Travels in Siberia, on prendrait une idée singulièrement inexacte de la situation des exilés. M. Hill a eu le bonheur de ne rencontrer sur sa route que des proscrits arrivés déjà au terme de leurs souffrances, les uns vivant à la campagne en qualité de colons, les autres autorisés à résider à Tobolsk ou à Irkutsk. Ces exilés, et rien ne fait plus honneur au caractère russo-sibérien, sont admis et traités dans le monde comme s’ils n’étaient pas encore sous la surveillance de la police. On les reçoit, on les visite, sans crainte de déplaire à personne. La bienveillance et la justice, plus fortes que les ukases, leur restituent aux yeux des hommes le rang dont ils sont déchus. M. Hill en a vu plusieurs à Tomsk, au milieu d’une brillante fête donnée par l’un des plus