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doit poser en principe que le nombre des corps simples est infini. Dieu met partout l’ordre et l’unité ; donc nous devons reconnaître que tous ces corps sont les formes différentes d’une même matière, de même que les diverses forces de la nature sont les effets différens d’une même Providence, — et vingt autres propositions semblables. — Que signifient de pareilles affirmations en présence des cornues, des récipiens et des réactions ? Et qui ne sent que ce langage est celui d’un disciple de Raymond Lulle transporté parmi les disciples de Lavoisier ? Or si cette méthode est déraisonnable quand il s’agit de connaître les corps, pourquoi serait-elle sensée quand il s’agit de connaître les âmes ? N’y a-t-il pas dans les deux cas des faits à observer, des dépendances à établir, des lois à constater ? Y a-t-il dans les deux cas autre chose à faire ? Qu’est-ce donc que l’auteur, sinon un élève de saint Thomas égaré parmi ceux de Condillac, de Bichat et de Dugald Stewart ? Il vient d’un autre monde, et l’on pourrait, sans injure, le prier d’y demeurer.

Nous n’entrons qu’avec une répugnance extrême dans les questions de théologie ou de théodicée ; il nous semble que partout le pied nous manque. M. Jean Reynaud est là comme dans une maison qui croule ; nous n’osons y monter même pour le combattre ; nous nous retirons donc, et nous prions un des habitans du logis de prendre notre place et de se charger de la réfutation. Malebranche, par exemple, la fera volontiers et sans peine. Il prouvera très solidement à M. Jean Reynaud que le monde n’est pas fail pour les créatures, et que par conséquent elles peuvent être malheureuses ou mauvaises sans qu’on puisse pour cela accuser Dieu d’injustice, d’impuissance ou de méchanceté. Il établira que « Dieu n’a pas dû entreprendre l’ouvrage le plus parfait qui fût possible, mais seulement le plus parfait qui pût être produit par les voies les plus sages ou les plus divines, de sorte que tout autre ouvrage produit par toute autre voie ne puisse manifester plus exactement les perfections que Dieu possède et se glorifie de posséder. » Or, pour manifester ces perfections, Dieu doit agir par les lois les plus générales et les plus simples possibles, et l’accomplissement de ces lois peut entraîner le malheur des individus. Il est fâcheux qu’une pierre me casse la tête, qu’un cerveau mal fait rende un enfant stupide, qu’un sang trop bouillant développe en cet homme des inclinations mauvaises ; mais le monde avec ses imperfections et avec ses lois générales est plus beau que le monde sans ses imperfections et sans ses lois générales. Ainsi nous n’avons pas le droit d’accuser Dieu d’imprévoyance ou d’injustice. Nous ne pouvons de nos misères et de nos vices conclure une vie antérieure ; nous ne nous plaignons que par ignorance et par arrogance. Dieu ne nous doit rien, et se doit tout. Ce n’est pas l’homme, c’est