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venait à point, que les circonstances la réclamaient, que les hommes la désiraient, qu’elle venait sauver le genre humain. Elle se défendit avec des argumens de commissaire de police et d’affiche, en proclamant qu’elle était conforme à l’ordre et à la morale publique, et que le besoin de sa venue se faisait partout sentir. On imposa à la vérité l’obligation d’être poétique pour être vraie ; on répondit aux faits évidens la main sur son cœur, en disant : Mon cœur m’empêche de vous croire. On considéra la science comme un habit qu’on essaie, et qu’on renvoie s’il ne convient pas. On démontra des doctrines usées par des argumens détruits, et l’on conquit la popularité et la puissance aux dépens de la certitude et de la vérité. Nous souhaitons que M. Jean Reynaud soit le dernier défenseur de cette méthode : elle confond les genres, et il n’y a pas de pire confusion. L’utile et le beau ne sont point le vrai ; renverser les bornes qui les séparent, c’est détruire les fondemens qui les soutiennent ; affirmer qu’une doctrine est vraie, parce qu’elle est utile ou belle, c’est la ranger parmi les machines de gouvernement ou parmi les inventions de la poésie. Établir la vérité par des autorités étrangères, c’est lui ôter son autorité. Ces preuves, qu’elle emprunte d’ailleurs, sont comme des soldats infidèles qui l’entourent de bruit et d’éclat avant la bataille, mais qui désertent pendant la bataille et la livrent sans défense à ses ennemis. Séparons donc la science de la poésie et de la morale pratique comme nous l’avons séparée de la religion ; gardons à chacune ses preuves, son autorité et sa méthode ; gardons à chacune son domaine, et surtout gardons à la philosophie le sien. Un philosophe n’est pas un fournisseur du public chargé de fabriquer des systèmes selon les caprices de son pays et de son siècle. Qu’il prouve, et sa tâche est faite. Tant pis pour la sensibilité des hommes si elle ne sait pas s’accommoder aux faits prouvés ! La science ne doit pas se plier à nos goûts ; nos goûts doivent se plier à ses dogmes ; elle est maîtresse et non servante, et si elle n’est pas maîtresse, elle est la plus vile des servantes, parce qu’elle dément sa nature et dégrade sa dignité. Ceux qui font d’elle un instrument de flatterie font d’elle un instrument de mensonge, et ce n’est pas la peine de régner que de régner par de tels moyens. Qu’elle ne songe point à gouverner la foule, qu’elle reste dans la retraite, qu’elle ne s’attache qu’au vrai : la domination lui viendra plus tard, ou ne lui viendra pas, il n’importe. Elle est à mille lieues au-dessus de la pratique et de la vie active, elle est arrivée au but et n’a plus rien à faire ni à prétendre, dès qu’elle a saisi la vérité.


H. TAINE.