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colombes et rapprochées par une affection d’enfance que rien n’avait troublée, Beata et Tognina échangeaient des regards surpris; toutes deux étaient étonnées de se retrouver ensemble avec Lorenzo après quelques années de séparation. — Signor Lorenzo, dit Tognina pour rompre un silence qui est toujours plus embarrassant pour des jeunes filles que les hasards de la conversation, je suis chargée d’un message auprès de vous. Giacomo, ayant appris que je venais passer quelques jours à Venise, est accouru chez moi pour me prier de le rappeler à votre souvenir. Il désire même que je vous embrasse de sa part; mais vous voudrez bien me dispenser de cette partie de ma mission.

— Le devoir d’un ambassadeur, répondit Lorenzo en regardant Beata, qui souriait, est de remplir strictement la volonté de celui qu’il représente.

— Et ne savez-vous pas, répondit Tognina, qu’il y a des cas imprévus qui sont laissés à l’appréciation de l’envoyé? Pour un futur ambassadeur de la république peut-être, vous me paraissez peu au courant de toutes les difficultés de votre charge, bien que Giacomo m’ait assuré que vous étiez devenu beaucoup plus savant que le curé de Cittadella.

— Nous sommes dans un jour de fête où toutes les plaisanteries sont permises, dit Lorenzo avec fermeté, et vous auriez raison de vous moquer de ma future grandeur, si j’avais manifesté des prétentions aussi ridicules.

— Mais sérieusement, Lorenzo, que comptez-vous faire? Est-ce la carrière de compositeur, de poète, de philosophe ou de fonctionnaire, que vous voulez parcourir. On m’a dit que vos connaissances vous donnent le droit d’aspirer à toutes les gloires.

— D’aspirer à toutes les gloires ! répondit Lorenzo; c’est la plus sanglante satire que vous puissiez m’adresser, chère Tognina ! En étourdie que vous êtes, vous venez de mettre le doigt sur l’infirmité de ma nature. Je ne sais ni ce que je veux, ni où je vais. Mon esprit est composé, comme le bouclier d’Achille, d’élémens divers, qui n’ont pas encore été fondus par une main souveraine. J’erre au crépuscule de ma vie, attendant qu’un ange vienne éclairer ma voie.

En prononçant ces dernières paroles, Lorenzo baissa les yeux ainsi que Beata, qui tremblait de bonheur en écoutant un si noble langage, dont le sens ne lui avait point échappé. Gardant le silence, Tognina comprit aussi, à la contenance de Beata et du fils de Cataina Sarti, que leurs cœurs n’avaient plus besoin d’interprète pour s’entendre. Arrivées à la petite Porte du casino di San Stefano, Beata et Tognina descendirent de la gondole; elles montèrent l’escalier de marbre qui conduisait au jardin pendant que Lorenzo était resté en