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Marco Zeno sur la politique intérieure de la république. Le gouvernement de la seigneurie veut appliquer à une situation nouvelle des principes de prudence qui ne tromperont personne, et qui ont pu avoir leur efficacité lorsque les puissances de l’Europe se reconnaissaient solidaires d’une civilisation commune qui formait la base de leurs alliances. Ce qui se passe en France, les troubles qui agitent ce pays, les questions qu’on y soulève, les hommes audacieux qui s’y produisent et dont les noms étaient complètement ignorés il y a quelques années, tout cela me donne à penser que nous sommes à la veille d’immenses dangers qu’on ne surmontera qu’avec du courage et de grands sacrifices.

— Tranquillisez-vous, excellence, s’écria le marquis de la Rochenoire d’un ton superbe, nous irons bientôt châtier les rebelles et rétablir la monarchie sur ses bases séculaires. Nous sauverons le roi malgré lui, nous remettrons le faible Louis XVI en possession de toute l’autorité que lui ont transmise ses aïeux, et dont il s’est laissé dépouiller.

— Je le désire plus que je n’ose l’espérer, répliqua le comte de Narbal d’une voix calme. Je crois, monsieur le marquis, que vous vous faites illusion sur l’état de notre pays, et que, pussiez-vous réussir par la force à replacer la monarchie française sur ses vieux fondemens, vous auriez encore à lutter contre les idées qui en ont amené la chute.

— Mais ces idées sont l’œuvre des jacobins, répondit le marquis avec emportement. En chassant à coups de cravache ce ramassis de clubistes et d’écrivassiers impudens, la noblesse reprendra la place qui lui appartient dans l’état, dont elle est le plus ferme appui.

— Le marquis a raison, dit le vicomte de Toussaint de sa petite voix de fausset aigre, organe aussi frêle que son esprit, il faut traiter ces coquins comme Louis XIV a traité ces messieurs de la religion prétendue réformée. La noblesse française, qui est la plus illustre du monde, car elle a donné des rois à une partie de l’Europe et même à Venise, si je ne me trompe, rentrera l’épée à la main dans ce grand et beau pays de France qu’elle a conquis jadis par son courage.

Un moment de silence suivit cette estocade du jeune émigré, qui fit sourire les nobles convives et mit fort mal à l’aise le comte de Narbal.

— Monsieur le vicomte voudrait-il nous dire dans quelle histoire particulière il a trouvé que la république de Venise avait eu besoin de demander à la France des chefs pour la gouverner? dit le savant Mocenigo avec une feinte bonhomie qui cachait autant de finesse que de vrai savoir. Nous étions convaincus jusqu’ici par nos annales que Venise, encore au berceau de sa grandeur, sut résister aussi bien à la domination de Charlemagne qu’à celle de son fils Pépin, roi des