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anciens. Lorsque l’affranchi d’Auguste, après avoir donné droit de cité à Rome aux apologues d’Ésope, mourait victime de la hardiesse tempérée de sa parole, saint Pierre s’acheminait déjà vers la ville sainte, et la vérité éternelle allait luire sur le monde. On dut oublier pour quelque temps les enseignemens incomplets des fabulistes ; les paraboles de l’Évangile avaient une bien autre portée, et elles faisaient sur les cœurs une impression bien autrement profonde. Cependant, comme ce qui est humain vit autant que l’humanité, le goût de la fable ne pouvait périr. Elle reparut au moyen âge, en Italie, en France, en Espagne, chez toutes les nations qui relevaient d’une façon plus ou moins directe de la civilisation romaine : le latin la reproduisit concurremment avec les dialectes nouveaux qui allaient devenir des langues ; mais chacune de ces nations y ajoutait un trait particulier à son génie. On la vit tourner à la satire dans les romans en vers, dans les fabliaux, dans les contes, et le poète s’en fit une arme pour attaquer tout ce que le peuple blâmait justement ou injustement, tout ce qui excitait son envie ou sa colère. La fable, sortie d’abord de la bouche d’un esclave, n’oubliait point son origine ; seulement, au lieu de faire penser, elle faisait rire ; au lieu de tourner les esprits vers la réflexion, elle les excitait à l’indépendance. Durant des siècles, elle marcha ainsi sous une double forme ; l’apologue, qui avait produit le conte grivois et le fabliau licencieux, vivait toujours, mais certainement moins lu, moins goûté des beaux esprits que ces mêmes récits de mœurs auxquels la renaissance avait communiqué sa verve, son ironie mordante et son allure à demi païenne. Enfin La Fontaine vint au plus beau moment de la langue française, comme tout exprès pour résumer ce double genre de littérature. Esprit à la fois naïf et sérieux, indifférent et sensible, doué de cette bonhomie apparente qui se fait pardonner tant de choses, l’immortel ami de Mme de La Sablière donna à la fable sa forme irrévocable ; il y mit son cachet et la rendit inimitable, bien qu’il ne fût lui-même qu’un imitateur. L’étude même qu’il fit des fables du moyen âge et de la renaissance française et italienne le conduisit à produire à son tour ces autres récits beaucoup moins naïfs que, du temps de Mme de Sévigné, le beau monde lisait sans scrupule et vantait tout haut.

Sous le rapport de la forme littéraire, il y a loin des premiers apologues mis sous le nom d’Ésope et de Lokman aux chefs-d’œuvre de La Fontaine ; il y a plus loin encore de l’esprit sage et sérieux qui a dicté la morale de ces fables antiques aux licencieuses railleries des fabliaux et des contes. Dans la bouche et sous la plume de ces anciens, que l’on peut appeler des sages, la fable n’est qu’une remontrance adoucie, un conseil détourné, un blâme indirect qui s’adresse à tous