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au milieu d’un sombre récit, qui sans cela n’offrirait que le douloureux spectacle d’une folle lutte contre l’impossible et d’une suite d’espérances sans raison aboutissant presque toujours au désappointement, après beaucoup de peine dépensée sans profit pour personne. Et à dire vrai, ce fanatique de l’amour-propre n’aurait pu prolonger ainsi ses tentatives fébriles d’apothéose personnelle, s’il n’eût eu prise sur quelque fibre humaine plus tendre que la raison ou le sentiment de la justice, car l’une et l’autre étaient contre lui. Comme un enfant capricieux, il semble avoir eu le don de se faire aimer ; la main qui cherchait à le retenir était toujours prête à le caresser, à l’assister, à protéger son enfantine imprévoyance.

Après tout, il y avait probablement quelque levain de folie au fond de cette nature excentrique. Il est charitable du moins de le supposer, et le généreux instinct de ses amis leur fit découvrir cette excuse, non pas qu’ils l’aient jugé comme une tête dérangée ; mais la pitié chez eux remplaça la clairvoyance de la raison pour leur enseigner ce qu’ils avaient à faire, et ils le firent largement et avec empressement sans qu’aucun d’eux se demandât pourquoi.

Nous mettrons à contribution les pages nombreuses où sont enregistrés ces bons offices de l’amitié, en commençant par dire que les dettes de Haydon, dans ses huit premières années d’étude à Londres, s’étaient déjà élevées à plus de 15,000 francs, malgré la pension que son père avait continué de lui faire pendant la plus grande partie de son séjour.


Un jour, écrit-il, que je marchais dans la rue, l’esprit tourmenté d’une dette que j’étais hors d’état de payer, je rencontrai mon ancien et bon ami P. Hoare. Il admit la vérité de tout ce que j’avais écrit (il s’agissait d’une attaque contre l’Académie royale) ; mais il ajouta : — Les académiciens nieront votre talent, et ils vous fermeront les débouchés. — Mais, repris-je, si je produis une œuvre d’un mérite tellement évident qu’il n’y ait pas moyen de le contester, le public me soutiendra et me fera triompher. — Le public, dit-il, n’entend rien à l’art. — C’est ce que je nie, répondis-je, le plus sot décrotteur comprendrait l’Ananias (un des carions de Raphaël). — Il secoua la tête, et reprit : — Qu’allez-vous entreprendre ? — Le jugement de Salomon. — Rubens et Raphaël l’ont déjà traité. — Tant mieux, répliquai-je, je le traiterai mieux. — Il sourit, et, posant une main sur mon épaule, il me dit affectueusement : — Comment ferez-vous pour vivre ? — Fiez-vous-en à moi. — Qui paiera vos termes ? — Fiez-vous-en à moi, répondis-je encore. — Fort bien, fit-il, je vois que vous avez réponse à tout. Vous ne vendrez jamais votre tableau. — Je m’en remets à Dieu. — Sur ce il me serra la main, comme si j’étais une tête montée, et après m’avoir dit de l’envoyer chercher en cas qu’on m’arrêtât, il s’éloigna de moi. »


Cette affectueuse leçon si délicatement donnée, la vieille leçon de