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passion insensée de son amant, les soins qu’en cette occasion celui-ci lui prodigua l’eussent à coup sûr rassurée. Cet homme violent et frénétique, toujours prêt à donner cours au torrent de ses colères, sut dompter par dévouement la sauvage brusquerie de sa nature, et trouva dans sa tendresse la sollicitude complaisante et les prévenances silencieuses d’une véritable sœur de charité. Assis des nuits entières au chevet de cette femme qui l’avait tant trompé, il s’accusait presque d’être l’auteur de tout le mal, et mettait sur le compte des affreuses querelles dont il obsédait incessamment la pauvre créature les souffrances qu’elle endurait. Puis, quand la fièvre tombait un peu, quand sa chère malade semblait s’assoupir, il reprenait sa plume, et d’une main vigoureuse ébauchait une scène de tragédie où passaient cette mâle énergie et cette impétuosité superbe qu’il n’aurait pu sans danger concentrer en lui plus longtemps.

En 1777, Alfieri rencontra à Florence Louise de Stolberg, mariée au comte d’Albani, fils du chevalier de Saint-George, si célèbre par ses prétentions au trône de la Grande-Bretagne et ses malheureuses expéditions. La comtesse d’Albani, âgée alors de vingt-quatre ans, était par sa figure, ses manières, son esprit, sa destinée, la plus intéressante des femmes. Elle était d’une taille moyenne, mais bien prise, et d’une grande blancheur; elle avait de très beaux yeux, des dents de perles, l’air noble et doux, un maintien simple, élégant et modeste. Son esprit, cultivé par la lecture des meilleurs auteurs, y avait puisé un parfait discernement et acquis la faculté de bien juger des hommes et des ouvrages de goût. Si un indigne attachement avait pu produire de tels orages dans l’âme d’Alfieri, de quelles nouvelles transformations, de quels prodiges n’allait pas être capable l’affection d’une noble et intelligente personne! Le poète ne tarda pas à s’éprendre du plus beau feu pour la comtesse, qui de son côté répondit à ses avances avec l’empressement d’une femme qui s’ennuie à la mort. Quel ménage en effet que celui-là, et quel triste héros que ce dernier des Stuarts ! A la mort de son père, qui vivait à Rome, où il avait toujours été traité en roi, le pape ayant refusé de le reconnaître, il se retira à Florence, où il prit le titre de comte d’Albani et vécut dans une retraite absolue, que l’usage du vin et des liqueurs fortes l’aidaient, dit-on, à supporter. Soit que ses infortunes eussent aigri son humeur, soit que l’inertie à laquelle il se voyait condamné eût éteint son esprit, il n’est que trop vrai que ces deux fâcheuses circonstances, jointes à une extrême disproportion d’âge et à tous les dégoûts qui en résultent, le rendaient un mari très difficile à supporter pour une jeune et aimable femme.

Plus que personne, le comte Alfieri semblait fait pour comprendre le mérite d’une telle maîtresse. Il se voua donc à elle avec toute la fière indépendance, tout l’enthousiasme, toute l’exclusive ardeur de sa nature. Pour quitter à jamais Turin, pour venir vivre à Florence d’abord, puis à Rome, aux pieds de celle qu’il adorait, il abandonna tous ses biens du Piémont à sa famille, se réservant environ trente mille livres de rente à toucher partout où il serait. Ici se place l’histoire de l’enlèvement, histoire peu à l’honneur du gentilhomme, mais qui du moins nous montre un poète déjà très exercé dans l’art de former des plans par l’habitude de faire des tragédies. Alfieri, comme du reste la chose se pratique en pareil cas, avait su se concilier l’amitié du prince;