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la Russie tire de si grands avantages ; n’est-il pas naturel que les Kirghises soient traités avec une bienveillance particulière dans le bazar d’Orenbourg ? C’est plus qu’une bienveillance ordinaire. Semblable en cela à nos églises du moyen âge, le bazar asiatique est un asile pour les Kirghises accusés d’un crime. Le tsar a donné l’ordre aussi d’y construire une église pour les Russes et une mosquée pour les marchands étrangers, car ils appartiennent presque tous, Kirghises et Boukhares, habitans de Khiva ou de Taschent, au culte du prophète.

Ce bazar d’Orenbourg a perdu beaucoup de son importance depuis que les habitans de Boukhara ont été autorisés à débiter eux-mêmes leurs marchandises à la foire de Nijni-Novogorod. Orenbourg n’en reste pas moins un brillant caravansérail ; c’est là que passent et séjournent tous les marchands de l’Asie centrale qui font le voyage d’Europe. M. Erman trace un tableau très animé du mouvement qui y règne. Pour lui comme pour M. Hansteen, ce sont les Kirghises qui attirent tout d’abord l’attention au milieu de cette foule bigarrée. Quelle différence entre eux et les Boukhares ! Comme ils sont vifs, bavards, joyeux ! comme ils sont heureux de raconter des histoires sans fin et de tenir suspendus à leurs lèvres les Boukhares éblouis ! Mais ce n’est pas seulement au marché d’Orenbourg, c’est chez eux qu’il faut voir les Kirghises. Ce peuple, qui au XVIe et au XVIIe siècle a suscité plus d’un Schamyl et fait une guerre sans merci aux Russo-Sibériens, est muselé aujourd’hui dans les steppes qu’il habite, et s’il quitte à de certaines heures ses solitudes chéries, c’est pour contribuer à sa manière aux travaux du commerce et de la civilisation. Les Kirghises de nos jours peuvent cependant se rappeler les révoltes de leurs pères. Il n’y a pas encore un demi-siècle que des bandes de brigands armés de flèches et de couteaux arrêtaient les caravanes russes et allaient vendre leurs prisonniers à Khiva ; c’étaient ces fils de la steppe, les arrière-neveux des adversaires de Jermak. À l’heure qu’il est, on en trouve plus d’un qui s’enrégimente volontairement dans les Cosaques ou les Baschkirs, car cette singulière troupe, avec ses privilèges et ses franchises (on sait que le mot cosaque signifie cavalier libre), est merveilleusement propre à attirer peu à peu les populations nomades de l’Orient.

J’ai dit que M. Hansteen avait reçu l’hospitalité chez le souverain des Kirghises de l’ouest. Ce petit prince nomade, appelé Dschanger-Khan, représente assez bien, par l’histoire de sa famille, les récentes vicissitudes des Kirghises dans leurs rapports avec les Russes. À demi civilisé aujourd’hui, et, en apparence au moins, sujet fidèle du tsar, il descend d’une race d’hommes qui, tout en implorant la protection de la Russie contre des voisins incommodes, avaient su