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affectueuse du Jakoute, ni l’aimable vivacité du Tonguse ; le premier trait qui vous frappera chez cette malheureuse race, c’est l’ivrognerie et la stupidité. Tous cas habitans de l’extrême nord, Lapons, Karéliens, Russes de la Mer-Blanche, sont hébétés par l’alcool ; mais nulle part cette dégradation de l’espèce humaine n’est plus hideuse qu’en Sibérie. La demeure du Samoyède, c’est le cabaret ; quand le gouvernement russe fait fermer le débit d’eau-de-vie dans un village, tous les Samoyèdes des environs émigrent vers un village plus favorisé, véritable désertion en masse qui anéantit subitement le petit commerce des paysans sibériens. Avant de partir de Mesen, M. Castrén cherchait un Samoyède qui pût lui servir d’interprète ; on lui indique à quelques verstes de la ville le petit village de Somsha, il s’y rend aussitôt et trouve le village tout entier dans la léthargie brutale de l’ivresse. Un jour, il pense avoir trouvé son affaire ; deux heures après, l’interprète tombait à ses pieds ivre-mort. Dix fois il renouvelle ses tentatives, dix fois il obtient le même succès. N’y a-t-il donc pas dans ces tribus une seule créature humaine ? S’il y en a une, dit-il, je la trouverai. Il rassemble les principaux Samoyèdes du pays, leur montre ses papiers revêtus du sceau de l’empereur, et il leur ordonne, au nom du maître, de lui amener sans délai le plus sobre et le plus intelligent d’entre eux. Le nom du tsar réveille les engourdis, et M. Castrén voit bientôt arriver le rare personnage qu’il désirait. « Tout alla bien d’abord, dit M. Castrén ; mais au bout de quelques heures, ennuyé de mes questions, il fait le malade, se plaint, se lamente, se couche à mes pieds, me supplie d’avoir pitié de lui, jusqu’à ce que, fatigué de ses miaulemens, je perds patience et le jette à la porte. Le soir, je l’aperçus au seuil d’un cabaret, ivre et couché tout de son long sur la neige. »

Ces habitudes brutales se retrouvent jusque dans la célébration du mariage. M. Castrén a assisté à une noce samoyède, et l’étrange bacchanale qu’il nous décrit dépasse tout ce qu’on pourrait imaginer. Maintes formalités minutieuses, maintes conférences solennelles précèdent la cérémonie, et comme dans chacune de ces conférences l’eau-de-vie joue le principal rôle, il arrive souvent qu’à l’heure même où le mariage va être célébré, tout le monde est ivre. « Quand j’arrivai, dit M. Castrén, la fête était si avancée, que la plupart des assistans ronflaient déjà par terre. Ils étaient là, étendus sur le dos, le front nu, la tête enfoncée dans la neige, le visage fouetté par le vent et les flocons. » Le marié lui-même était couché devant la tente dans un état d’ivresse complète ; il ne se releva pas, dit le voyageur, tant que durèrent les réjouissances. La mariée s’exerçait avec ses amies à des divertissemens d’amazone, et vidait intrépidement son verre ; elle semblait pourtant moins abrutie que ses