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encore plus forte chez eux que la crainte du châtiment céleste. Tout adonnés qu’ils sont à l’ivrognerie, ils savent parfaitement qu’ils sont coupables, et le dimanche des chrétiens s’appelle chez eux le jour du péché, parce que c’est ce jour-là surtout qu’ils voient les paysans russes s’attabler au cabaret.

La sottise humaine, même la sottise des peuples civilisés, se retrouve sous toutes les latitudes. Croirait-on que notre guide a rencontré au milieu de ces peuplades abruties une sorte d’aristocrate, comme il dit, plus vain et plus enflé qu’un hobereau de province ? « Tu souris, lecteur, s’écrie M. Castrén ; apprends qu’un riche Samoyède se croit supérieur à bien des princes, et qu’il s’entend mieux à tyranniser ses concitoyens pauvres que tous les puissans de la terre. » Au reste, sottise ou brutalité, tout cela est trop souvent entretenu par les exemples que ces infortunés ont sous les yeux. Les missionnaires de l’église russe ne s’aventurent guère dans ces régions de l’extrême nord, et en tout cas l’esprit qu’ils y apportent est médiocrement évangélique. M. Castrén, en arrivant à Arkhangel, alla rendre visite à l’archimandrite Benjamin, le plus célèbre des missionnaires qui ont parcouru le pays des Samoyèdes ; il croyait obtenir de lui quelques renseignemens sur la contrée, il espérait même que l’archimandrite voudrait bien l’initier à certaines difficultés de la langue ; n’était-ce pas une bonne fortune pour le missionnaire de voir le jeune savant associé à sa tâche ? L’archimandrite, par un mesquin sentiment de jalousie littéraire, repoussa toutes les demandes du voyageur. « C’était jalousie, dit M. Castrén, c’était aussi embarras et ignorance. J’ai pu me convaincre plus tard que les connaissances de l’archimandrite Benjamin étaient singulièrement incomplètes. » Évangélisés de loin en loin par des missionnaires ignorans, les Samoyèdes sont perpétuellement en contact avec la partie la plus grossière des Russo-Sibériens. Ici, ce sont des paysans misérables adonnés à l’ivrognerie ; là, ce sont des sectes fanatiques reléguées sur ces plages lointaines par la persécution et dégradées parfois jusqu’à l’imbécillité.

La plus niaise de ces sectes est celle des raskolniki, dévots matérialistes qui ne savent pas, dit M. Castrén, un des commandemens de Dieu, et qui se croient seuls destinés à la béatitude céleste, parce qu’ils ont une certaine façon de faire le signe de la croix. Les raskolniki damnent impitoyablement tous les chrétiens qui ne joignent pas les mains ou ne remuent pas les lèvres à leur manière. L’arrivée de M. Castrén dans le principal village des raskolniki devait produire un scandale. C’était un assassin, un incendiaire, un empoisonneur de fleuves et de fontaines ; il avait des relations avec les esprits infernaux ; on l’avait vu creuser un trou dans la neige et évoquer du fond