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à l’art de la guerre. La Russie nous prouve, hélas ! qu’elle a suivi le mouvement de nos sciences et profité de nos inventions ; n’ignorons pas non plus ce qui se passe chez elle.

Les esprits qui affectent, en Allemagne surtout, de ne pas redouter les accroissemens de la Russie, ont ordinairement une objection toute prête : comment craindre un empire, immense il est vrai, mais embarrassé de son immensité même ? Comment s’effrayer des progrès d’une nation à qui manque l’unité, et qui se divise en tant de peuplades séparées par la race, la religion et la langue ? Ces divisions, nous l’avons vu, commencent à s’effacer sur bien des points. Pour ne parler que de la Sibérie, quelles transformations déjà chez les Russo-Sibériens et chez les tribus qui les entourent ! Ces fils de Gengis-Khan et de Timour, ces peuplades tartares et mongoles, Baschkirs, Kalmoucks, Kirghises, sont enrôlés dans les régimens de Cosaques ou dans cette autre armée non moins utile, dans cette armée de marchands et de colporteurs qui préparent à la Russie les étapes de la route de l’Inde. Les chefs des tribus vagabondes, les souverains seigneurs de la steppe, ne sont plus que des fonctionnaires du gouvernement de Tobolsk ou d’Irkutsk ; le prince kalmouck Tiumen a été colonel dans l’armée russe ; Dschanger-Khan porte un collier où est suspendu le portrait du maître. Mahométans et bouddhistes veulent que le tsar soit instruit de leur piété et de leur dévouement à sa personne. Les Ostiakes sont soumis, les Tonguses se mêlent de jour en jour aux Russo-Sibériens, l’empereur récompense la vertu des Jakoutes en leur ouvrant l’église chrétienne. Les Samoyèdes seuls n’ont pas encore subi l’action de cette propagande infatigable ; mais la civilisation des Samoyèdes n’est qu’une question d’humanité, la politique moscovite s’en inquiète peu. Quel mouvement de tous côtés ! quel travail d’assimilation ! Je l’ai signalé surtout chez les Russo-Sibériens et jusque chez ces malheureux auxiliaires que l’exil leur envoie. Les exilés politiques, aussi bien que les colons volontaires, trouvent dans ce pays redouté des séductions étranges ; ils s’attachent au sol, ils s’y créent une patrie ; un peuple nouveau s’y forme, un peuple qui a déjà ses qualités originales, ses prétentions et ses poètes. Oui, il y a une littérature sibérienne : aucun des voyageurs dont nous venons de suivre la trace ne nous donne de renseignemens à ce sujet ; mais un des hommes qui connaissent le mieux le mouvement intellectuel de la Russie, M. Henri Koenig, dans ses Literarische Bilder aus Russland, a décrit avec soin l’école de poètes et de conteurs que la Sibérie peut revendiquer. Que manque-t-il donc à ces hommes ? Leur œuvre n’est pas achevée assurément, mais elle est en bon train, et ils n’ont qu’à poursuivre ce qu’ils ont commencé pour mettre au monde un peuple.