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se révèle avec trop d’évidence. Ce n’est pas la vie même, la vie telle qu’elle se montre à nous dans le commerce ordinaire des hommes ; c’est la vie expliquée, commentée par un penseur qui ne se mêle pas au mouvement des passions, ou qui ne s’y mêle que pour les juger. Aussi les trois œuvres que j’ai nommées, justement applaudies au théâtre, obtiennent encore plus de succès à la lecture qu’à la représentation, car il faut du recueillement pour saisir toutes les finesses de la pensée.

Dans Schiller comme dans Shakspeare, il y a des mérites qui doivent plaire à l’Europe entière, et des mérites que l’Allemagne seule peut comprendre et goûter. La philosophie pure, telle que nous la trouvons dans Wallenstein et surtout dans Don Carlos, n’a pas chance de s’acclimater parmi nous, je veux dire parmi les spectateurs réunis au théâtre. L’esprit français ne s’accommode pas de ces longues déductions qui plaisent tant au-delà du Rhin ; nous voulons quelque chose de plus vif, de plus animé. Les personnages qui s’écoutent penser, quelle que soit d’ailleurs l’éloquence de leur langage, ne sont guère de notre goût. Nous n’avons pas assez de patience pour estimer ce qu’ils valent les magnifiques entretiens du fils de Philippe II et du marquis de Posa. Je puis donc dire de Schiller ce que j’ai dit de Shakspeare : il est bon, il est sage de l’étudier, il serait dangereux de l’imiter.

Chez nous, l’histoire, pour être admise au théâtre, veut recevoir une interprétation qui ne soit ni anglaise ni allemande, qui s’accorde avec le génie de notre nation. Les poètes qui négligeront cette condition risqueront toujours d’être mal compris, parce qu’ils seront mal écoutés. Qu’ils empruntent à Richard III l’explosion des passions, à Wallenstein, à Don Carlos, le développement des caractères, mais qu’ils se gardent bien d’imiter le langage de Shakspeare et de Schiller. Les plus belles pensées, pour nous plaire au théâtre, ont besoin de s’offrir à nous dans un style rapide. Nous voulons apercevoir plutôt que regarder, C’est là sans doute un défaut grave de l’esprit français, je le reconnais volontiers. Pour le corriger, pour en triompher, il faut user de grands ménagemens, et commencer par l’accepter. Si l’on veut le considérer comme non avenu, c’est le plus sûr moyen d’échouer. Les monologues admirés en Allemagne n’obtiendront jamais en France droit de bourgeoisie, si nos poètes ne se résignent pas à les abréger. Quant aux expressions admises par le génie anglais, et qui souvent blessent notre goût, malgré leur évidente vérité, il faut renoncer à les naturaliser parmi nous. En d’autres termes, pour dramatiser l’histoire à notre usage, pour conquérir la popularité, il n’y a pas d’autre moyen que de faire à l’esprit français les concessions que Shakspeare et Schiller ont faites à l’esprit de leur pays.