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que des sources ingrates. Qu’on prenne pour matière dramatique l’Iliade ou Ivanhoé, l’Odyssée ou Clarisse, on sera toujours au-dessous d’Homère, de Walter Scott et de Richardson.

Est-il permis d’espérer que les écrivains qui font du théâtre renoncent bientôt à dépecer des romans ? Je n’oserais promettre pour demain cette heureuse résolution. Tant que le public ne montrera pas un goût bien prononcé pour les idées neuves, les auteurs dramatiques lui serviront à l’envi de vieilles idées, ou du moins des idées déjà soumises aux chances de la lecture. Que la foule abandonne les romans remaniés, et l’invention deviendra une denrée de première nécessité. L’écrivain qui entrera dans cette voie nouvelle aura sur ses confrères un avantage immense, l’avantage de l’imprévu. Peut-être ne sera-t-il pas compris sur-le-champ : c’est un danger qui n’a rien d’alarmant ; mais il trouvera pour sa pensée une forme vivante et spontanée ; il y aura dans son œuvre un accent de jeunesse qui lui conciliera tôt ou tard la sympathie de la foule. C’est une perspective assez belle pour séduire même les indolens. À ne considérer que le côté industriel de la question, on peut recommander la nouveauté des pensées comme une spéculation excellente, car les romans remaniés et découpés en dialogues obtiennent rarement un succès de longue durée. Abstraction faite de tout principe littéraire, il serait donc sage de s’aventurer dans la nouveauté. Qu’en suivant cette voie il soit plus difficile d’obtenir les applaudissemens, je le veux bien ; mais si les écrivains dramatiques ne veulent pas demeurer en dehors de la littérature, s’ils ne veulent pas laisser s’accréditer l’opinion que la composition d’une comédie n’a rien à démêler avec l’invention, que les entrées et les sorties sont le point capital, ils feront bien de se hasarder sur le terrain glissant de l’originalité. S’ils persistaient à n’offrir au public que les bribes d’un roman, nous serions obligés de ne voir en eux que les membres d’une corporation active, mais étrangère à toutes les questions qui intéressent directement le développement de l’intelligence. On publie tous les ans les recettes des théâtres avec autant de soin que le produit des impôts indirects ; la comédie et le drame ont acquis la même importance pécuniaire que le vin, le sel et le tabac. Si l’on pouvait, au lieu d’estimer les recettes des théâtres, estimer la quantité d’idées qu’ils ont mise en œuvre, on arriverait à cette triste conclusion, que la corporation des auteurs dramatiques est singulièrement stérile, malgré sa prodigieuse activité. Il serait temps de mettre la question littéraire sur la même ligne au moins que la question de budget.


GUSTAVE PLANCHE.