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Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/1053

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dans ses domaines ; au lieu de le tolérer et d’en percevoir sa part de profits, peut-être ferait-il mieux d’augmenter la redevance annuelle de ses paysans, en leur assignant des lots de terre plus étendus.

Quant à ceux qui vendent leurs jeunes paysans, ils ont trouvé un nouveau débouché à mesure que les manufactures se sont multipliées et que les marchands ont obtenu l’autorisation d’acheter des centaines et des milliers d’âmes pour en faire des ouvriers de fabrique. Ces achats, ayant pour but d’acquérir l’homme sans la terre, ont donné une bien plus grande activité à ce commerce d’esclaves que lorsqu’il ne s’agissait que de serviteurs domestiques. En outre, pour le peuplement de la steppe et d’autres contrées incultes, il s’opère journellement des déplacemens partiels de population dans lesquels les liens de famille sont aussi rudement froissés que dans le trafic des esclaves noirs en Amérique. Combien de jeunes paysans russes sont subitement enlevés sous un prétexte ou sous l’autre, et pour toujours, à l’affection de leurs parens et à leur premier amour ! combien de jeunes filles arrachées à la tendresse maternelle et à celle de leur fiancé, pour être livrées aux caprices d’une maîtresse fantasque ou cruelle, ou pour assouvir la fantaisie de quelque jeune débauché ou de quelque vieux libertin !

Les paysans russes peuvent ainsi se diviser en trois classes : — un certain nombre de paysans satisfaits sous le rapport matériel, parce qu’ils appartiennent à des maîtres riches et généreux et qu’ils cultivent de bonnes terres très modérément taxées, mais qui ne peuvent, quel que soit l’accroissement de leur pécule, contraindre le maître à les affranchir ;

D’autres paysans, en plus grand nombre, lourdement taxés et sévèrement exploités, mais se tirant encore d’affaire à force d’industrie et de privations ;

Enfin une immense majorité de paysans misérables, pressurés, opprimés, torturés de cent façons, résignés jusqu’à l’abrutissement et pourtant dignes d’une profonde pitié, car en cet état d’abjection ils sont encore bien supérieurs à la race noire, dont la pitié de l’Europe a obtenu l’affranchissement.

Qu’a donc produit la bonne volonté du gouvernement ? qu’a donc fait la sollicitude de certains seigneurs pour les serfs ? Leur condition matérielle s’est améliorée sans doute, mais leur condition sociale a été sans cesse en empirant. On les a vus d’abord colons, exclus du droit de propriété, mais libres de leurs personnes ; ensuite serfs attachés à la glèbe, fixés sur le sol qu’ils cultivaient, et arbitrairement taxés ; puis serfs obligés de céder leurs enfans comme esclaves en tant que gens de maison, puis encore serfs ouvriers de fabrique, et toujours arbitrairement taxés ; enfin serfs transportables, comme colons,