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qui ont pris fort au sérieux la liberté de navigation dans la Plata, ont sur ces eaux un bateau à vapeur, le Waterwitch, qui, comme on le sait, a remonté le Paraguay jusqu’à la province brésilienne de Mattogrosso, et qui fait l’hydrographie des grandes artères. Ce n’était pas assez, car le Waterwitch a un trop fort tirant d’eau pour explorer les affluens, aussi peu connus que mal réglés, des lignes principales. On a donc lancé un petit steamer de cent douze pieds de long sur quatorze de large, et d’une force de douze chevaux, qui navigue sur deux pieds de profondeur, et qui a débuté par remonter le Salado jusqu’à quarante lieues en ligne droite de la ville de Santa-Fé ; mais le chemin qu’il a parcouru est de plus de cent, à cause des sinuosités de la rivière. Cette expédition, qui s’est faite au mois de juillet dernier, sous les ordres du capitaine Page, de la marine fédérale, n’a rencontré d’autre obstacle qu’une baisse très rapide de la rivière, qui n’a pas permis de remonter plus haut que le 30e degré 11 minutes sud. Il faudra donc la renouveler dans une saison plus favorable. Néanmoins elle a mis hors de doute la navigabilité du Salado, dont le lit, souvent extravasé en marécages impraticables, acquerrait plus de profondeur, si le cours des eaux était réglé par quelques travaux qui suivraient l’établissement de l’homme sur ses bords. Il traverse d’ailleurs une vaste plaine d’alluvion, dont le sol se prêterait merveilleusement à la culture, et passe de distance, en distance au pied de contreforts peu élevés, couverts de forêts magnifiques. On ne vit pas un seul Indien. Mais le voyage de la Yerva (c’est le nom du petit vapeur américain qui a remonté le Salado), par cela même qu’il s’est opéré avec toutes les ressources de la science moderne, sous la direction d’habiles officiers et selon toutes les règles de l’art, a bien moins de caractère qu’une autre expédition tentée et accomplie presque en même temps sur le Rio-Vermejo, qui descend des frontières de la Bolivie au Paraguay, un peu au nord de Corrientes. Ce n’était pas cette fois la merveille de notre siècle, un bateau à vapeur, qui étonnait le désert, c’était une caisse informe, lourde, gauche, incapable de manœuvrer, un bateau primitif, quoique dans de grandes proportions, grossièrement construit, plus grossièrement équipé et gréée sans voiles, sans mâture, presque sans gouvernail, et sans propulseur d’aucun genre, qu’un Américain du nord lançait sur le Vermejo, à quelques lieues de la petite ville d’Oran, pour arriver jusqu’au Paraguay, à la grâce de Dieu… Et il y est arrivé. On l’avait appelé le Mataco, du nom de la tribu d’Indiens qui habite le pays où a été conçu cet aventureux projet. Nous avons sous les yeux une partie du journal du voyage, qui, retardé par mille accidens, a été démesurément long. Perte de la baleinière dès les premiers jours, ruptures multipliées des ancres (et quelles ancres !), échouages quotidiens sur des bas-fonds, sur les rives incertaines du fleuve, sur des flots formés de troncs d’arbres enchevêtrés, au milieu desquels la barque, irrésistiblement entraînée par le courant, s’enfonçait violemment ; égaremens dans des remous où elle tournoyait des heures entières sans pouvoir se dégager et reprendre le fil de l’eau ; maladie et mort du chef de l’expédition, M. Hickman, dont cette entreprise était l’idée fixe, laborieusement réalisée : aucune difficulté, aucun obstacle, n’auraient manqué au voyage du Mataco, si les Indiens qu’il a rencontrés de loin en loin n’avaient été inoffensifs, souvent même secourables. Quant à la physionomie du pays, elle est la même