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Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/1270

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l’adores, qu’elle est ton grand, ton premier amour, que tu lui as voué toute ta vie : ce qui sera vrai, si une balle te casse bientôt les reins dans ce pays-ci. Elle sera fort heureuse de te croire, je t’assure. Quoique je ne sois pas aussi lettré que toi, je me rappelle la Matrone d’Ephèse voulant manger après avoir vu manger le soldat. Le sentiment agira sur la veuve moderne comme la soupe agissait sur la veuve antique ; quand tu auras aimé près d’elle, elle voudra aimer à son tour. Et ne me dis pas qu’elle est une exception, ne lui fais pas un mérite de son voyage. Elle voyage parce qu’elle est Anglaise. C’est tout simplement une de ces femmes excentriques, comme il y en a tant sur les bords de la Tamise. Crois-tu que sa douleur va m’attendrir davantage parce qu’elle la promène ? Vois-tu, la douleur est comme la goutte ; lorsqu’on la secoue, elle s’en va.

— Tiens, fit Fœdieski, parlons d’autre chose, si ce n’est pour cette femme qui m’est inconnue, du moins pour un homme que j’aime comme un frère d’armes, que je respecte comme un père, et dont la douleur m’a navré.

— Que ta volonté soit faite ! repartit imperturbablement Kerven ; malgré ta boutade de ce soir, quand tu auras besoin d’un confident, tu me retrouveras.


II.

Quelques heures après sa conversation avec Kerven, Régis était à Balaclava dans une maison épargnée par la guerre. Placée au pied d’une âpre colline, entre des arbres déjà couverts de feuilles d’automne, cette habitation semblait merveilleusement propre à devenir le théâtre de quelque drame d’une intime mélancolie. Plusieurs fois déjà Régis en y pénétrant avait eu cette pensée. Mais sans la femme il n’y a dans ce monde ni vraie mélancolie, ni vraie joie, et la femme manquait à cette demeure. Régis, en franchissant un seuil que si souvent il avait foulé d’un pas indifférent, avait senti malgré lui comme une transformation dans tout ce qu’il voyait, en songeant à la présence d’une âme féminine derrière ces murs, entre ces arbres qui avaient maintenant une raison pour être mystérieux et rêveurs.

Lord Wormset était seul dans le petit salon, où une amitié de récente origine, mais mûrie par ces ardeurs de la guerre qui développent si rapidement dans les cœurs tous les nobles germes, lui avait déjà fait passer de douces heures. Lord Wormset n’a pas besoin que l’on fasse son éloge. C’est un des hommes les plus connus et les plus aimés de toute l’armée anglaise, on peut même dire de toute la Grande-Bretagne. Il m’a souvent rappelé le grave et charmant portrait qu’un éloquent historien de notre époque a tracé de lord Falkland.