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sur l’ouvrier des manufactures sans qu’il en sache bien la raison. Il est soumis au gouvernement invisible, insaisissable, capricieux, d’une sorte de mathématique commerciale tout à fait abstraite; il souffre, parce qu’à cent lieues de lui, à un moment donné, tel produit a éprouvé une dépréciation; il souffre, parce que la concurrence d’un pays qu’il n’a jamais vu et ne verra jamais a donné les mêmes marchandises fabriquées à meilleur compte; il souffre de la hausse et de la baisse des produits, des caprices de la mode, des progrès toujours nouveaux de l’industrie. Ne comprenant rien à ces fluctuations bizarres, dont les initiés seuls ont l’explication, ne sachant directement à qui s’en prendre, il s’en prend au patron, au manufacturier, la seule personne visible, tangible, saisissable, qu’il connaisse. N’essayez pas de vouloir lui prouver qu’il doit nécessairement soufrir en vertu de telle ou telle règle d’économie politique, il vous arriverait ce qui arriva au patron de Nicolas Higgins : « Imbécile ! lui dit un jour son maître, ennuyé de le voir crier à tue-tête que les ouvriers étaient exploités, voici un livre qui te prouvera que les salaires trouvent leur propre niveau sans que les maîtres ni les ouvriers y puissent rien. » Higgins prit le livre, lut, ne comprit pas et s’endormit. « Il parlait de travail et de capital, de capital et de travail, comme si ces choses eussent été des vices et des vertus : je ne pus jamais bien fixer dans mon esprit ce que cela voulait réellement dire. » Ces mots concurrence, offre, demande, marché, résonnent à ses oreilles comme autant d’abstractions chimériques. En réalité, l’ouvrier des manufactures en sait moins long, en fait d’économie politique, que le simple paysan qui va lui-même porter ses denrées au marché et qui saisit par lui-même le secret de la hausse et de la baisse des marchandises. Il s’en prend donc de ses souffrances directement à son maître, l’en rend responsable, et essaie de lui arracher par la force ce que le maître ne peut raisonnablement pas accorder: de là les coalitions et les grèves. De même que les vices des populations industrielles proviennent du travail mécanique auquel elles sont soumises, les mauvais rapports du maître et de l’ouvrier proviennent de la grande difficulté, pour un esprit ignorant, de comprendre les raisons des fluctuations commerciales. Ces mauvais rapports ont encore une autre cause, très délicate à énoncer et que nous mentionnerons seulement : c’est que ces populations n’ont aucun intérêt à connaître les raisons de ces subits reviremens; peu leur importe, elles ne sont pas intéressées dans la question de la vente des produits; une seule chose les intéresse et les regarde directement, c’est le prix du travail.

Les populations industrielles tournent réellement dans un cercle vicieux. Tout intérêt étant renfermé pour elles dans la question du salaire, elles essaient de conquérir ce qu’on leur refuse par la