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Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/145

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auquel elle prêtait l’oreille au lieu d’écouter Marguerite, se fit entendre sur le côté extérieur de la muraille, et un tocsin de voix irritées retentit furieusement par derrière les portes qui tremblaient sous la pression de la foule. On eût dit que ces masses furieuses et invisibles se servaient de leurs corps comme de béliers. L’ébranlement cessait un instant, pendant que la foule se retirait à quelques pas pour se précipiter avec un élan nouveau ; il redoublait alors sous ces chocs gigantesques qui firent bientôt trembler les portes épaisses comme des roseaux sous le vent.

« Les femmes se rassemblèrent autour des fenêtres, comme fascinées par le spectacle de cette scène qui les remplissait de terreur. Mistress Thornton, les servantes, Marguerite, toutes étaient là. Fanny était revenue, criant tout le long des escaliers comme si elle eût été poursuivie à chaque pas ; elle s’était jetée sur un sofa en poussant des cris. Mistress Thornton, inquiète, surveillait l’arrivée de son fils, qui était encore dans la manufacture. Il sortit enfin, regarda d’en bas ce groupe de pâles figures féminines, sourit pour leur donner bon courage avant de fermer la porte de la manufacture, puis il appela une des servantes pour venir ouvrir une porte de la maison que Fanny, dans son effroi, avait verrouillée derrière elle. Mistress Thornton descendit elle-même. Le son de sa voix impérieuse et bien connue sembla comme donner le goût du sang à la foule furieuse. Jusqu’alors cette foule avait été muette, et sans dire un mot avait employé toute la puissance de son souffle à soutenir son effort pour briser les portes ; mais en entendant parler M. Thornton, elle exhala un grognement féroce et infernal qui fit pâlir mistress Thornton elle-même au moment où elle entra dans la salle, précédant son fils. Lui entra, le visage un peu animé, mais les yeux étincelans, et lançant comme un défi au danger avec une expression hautaine et dédaigneuse de physionomie qui faisait de lui un homme noble, sinon beau.

« M. Thornton s’approcha franchement de Marguerite : — « Je suis désolé, miss Hale, dit-il, que vous nous ayez visités dans ce moment où je crains que vous ne soyez enveloppée dans les dangers que nous pouvons avoir à courir. — Mère, ne feriez-vous pas mieux d’aller dans les chambres de derrière ? Je ne suis pas sûr qu’ils ne se soient pas ouvert un passage de Pinners’ Lane dans la cour de l’écurie ; mais s’ils ne l’ont pas fait, vous serez plus en sûreté là-bas qu’ici. Allez, Jane ! continua-t-il en s’adressant à une des servantes. Et elle sortit avec les autres.

« — Je reste ici, dit sa mère ; où vous resterez, je resterai.

« Et en vérité la retraite dans les chambres de derrière était inutile ; la foule avait entouré cette partie des bâtimens, et poussait de là ses menaçans et terribles rugissemens. Les domestiques se retirèrent dans les greniers en poussant des cris qui firent sourire de mépris M. Thornton lorsqu’il les entendit. Il jeta les yeux sur Marguerite, qui se tenait debout à la fenêtre la plus voisine de la manufacture. Ses yeux brillaient, la couleur de ses joues et de ses lèvres était plus intense. Comme si elle eût senti son regard, elle se retourna et lui adressa une question qui depuis quelques instans tourmentait son esprit :

« — Où sont les pauvres ouvriers que vous avez fait venir d’Irlande ? Là, dans la manufacture ?

« — Oui, je les ai fourrés dans une petite chambre, au pied d’un escalier